Evolutions, remous et recompositions continuent de chahuter l'échiquier du Grand jeu.
Dans la lignée de ce que nous disions, le réalisme gagne chaque jour du terrain à Washington. Certes, le Deep State n'a pas dit son dernier mot et nous mijote sans doute quelque chose de derrière les fagots, mais le momentum semble perdu. Dernier exemple en date, l'audience de l'ancien président estonien devant une commission du Congrès. Il venait, comme ses compères baltes et polonais, pleurnicher sur la légendaire "agression russe" mais, pour sa plus grande surprise, s'est fait rabrouer vertement par le représentant Républicain Rohrabacher :
Pour les non-anglophones, le député lui demande un exemple concret d'agression militaire russe. l'Estonien part alors dans une invraisemblable histoire d'un policier enquêtant sur la contrebande de cigarettes (!) à la frontière et kidnappé par le FSB russe. Pressé de donner un exemple un peu plus sérieux, le pitre se décompose et Rohrabacher commence une étonnante et honnête diatribe concernant la folie de la campagne russophobe et la responsabilité américaine dans de sales opé passées, ce qui n'est d'ailleurs pas sans nous rappeler les aveux du Donald - "Croyez-vous que nous-mêmes soyons si innocents ?"
McCain a dû en tomber de sa chaise... Johnny Follamour l'a plutôt mauvaise en ce moment. Même son acolyte Lindsay Graham commence à être fatigué des jérémiades est-européennes. Ok, on est avec vous mais dépêchez-vous de débiter vos âneries...
L'ambiance a changé à Washington sur le dossier ukrainien. Un affidé du Pravy Sektor s'est fait arrêter début mars pour trafic d'équipement militaire (aurait-il été inquiété sous Obama ?), le Congrès propose de diviser par deux son aide militaire à l'Ukraine (au grand dam de la MSN)...
Sans surprise, ce glissement est très mal vécu à Kiev où la junte est coincée. Les néo-nazis continuent leur blocus contre le charbon du Donbass et menacent de "détrôner" Porochenko. Rien ne va plus dans le Banderistan qui se déchire et le roi du chocolat préfère botter en touche et détourner l'attention en demandant sans rire à la Cour de justice internationale de condamner... la Russie (eh oui, il fallait y penser). Le coup classique pour acheter la paix intérieure mais il n'est pas sûr que ça fonctionne cette fois-ci.
Les Ukrainiens sont immensément las du paradis post-Maïdanite, excédés par la corruption rampante (notez la crise cardiaque du directeur des douanes pris la main dans le sac), Poroclown est à 12% de popularité et une nouvelle révolte des russophones des provinces du sud n'est pas à exclure (le gouverneur de Nikolaïev est paniqué, qui voit 65% de séparatistes pro-russes dans sa province).
Si les leaders du Donbass ne craignent pas l'exagération en affirmant que dans les conditions actuelles, l'Ukraine n'a plus que 60 jours à vivre, il n'en reste pas moins vrai que la situation vire au naufrage, Kiev mendiant l'aide du FMI. Explosion ou lent pourrissement ? Les paris sont ouverts. Un failed state de plus à ajouter à la boutonnière impériale...
Pas de quoi impressionner les Russes, prêts à endurer les sanctions aussi longtemps que nécessaire afin de poursuivre la même politique étrangère. Ce n'est certes pas en Occident que l'on verrait ça...
A Moscou, le temps est au beau fixe. Les bisbilles énergétiques dont nous avions parlé entre la Russie et la Biélorussie n'empêchent pas l'entière coopération diplomatique et militaire (dixit Loukachenko) ni l'établissement d'un espace commun de défense. Bien sûr, les exercices militaires de septembre, pour lesquels des tonnes d'équipement russe passent actuellement la frontière, provoquent l'hystérie habituelle à Vilnius ou à Varsovie mais, on l'a vu, les geignards n'ont plus vraiment l'oreille de Washington.
Trump et Poutine doivent regarder avec un certain amusement l'affrontement de plus en plus ouvert entre les euronouilles et le führerinho d'Ankara. Ce dernier poursuit son délire, encourage les Turcs du Vieux continent à faire cinq enfants ("vous êtes l'avenir de l'Europe") tandis que son ministre des Affaires étrangères affirme que les "guerres saintes commenceront bientôt". Ces commentaires incendiaires se sont attirés une réponse cinglante (vous devinez de quelle partie du spectre politique) tandis que les eurocrates globalistes, tétanisés et pris à leur propre piège, ont préféré regardé ailleurs. Comme de bien entendu, pas un mot dans la MSN, ça fera monter le "populisme"... Ah j'oubliais, Ankara recommence son chantage aux migrants.
Sympas, les copains de l'OTAN ! Et puisqu'on en parle, la Turquie a interrompu sa coopération avec certains pays européens partenaires de l'organisation atlantique. Entre le désintérêt de Trump et l'incendie d'Erdogan, OTAN va la cruche à l'eau...
Analysant les déboires syriens d'Ankara, nous écrivions il y a un an :
Maigre consolation pour le sultan : grâce aux réfugiés, il a pu faire chanter les Européens, véritables dindons du dindon de la farce.
Cette formule n'a jamais été aussi vraie qu'aujourd'hui. Car Erdogan se prend à nouveau des bâches en Syrie et ce n'est sans doute pas un hasard si, en bon élève de Porochenko et à un mois de son référendum, il allume un énième incendie rhétorique pour détourner l'attention de ses déconvenues stratégiques.
Nous nous étions arrêtés sur les retrouvailles russo-kurdo(-américano)-syriennes à Manbij et le barrage bloquant toute avancée turque. Depuis, les loyalistes ont resserré le noeud autour de Deir Hafer même s'ils ont reperdu une partie de la base aérienne de Jirah :
On le voit, l'aventure néo-ottomane est terminée. Etalant avec gourmandise du sel sur les plaies turques, les YPG annoncent aujourd'hui que Moscou entraînera les forces kurdes et que les Russes installent une base militaire dans le canton d'Afrin ! Si le Kremlin nie vouloir aménager une nouvelle base (mais que vaut un démenti en Syrie où l'on a assisté à tant de surprises ?), la première affirmation n'est pas contestée. Ô sultan, tout est perdu fors l'honneur... Pas étonnant que la presse turque reste muette et que le gouvernement s'en prenne aux "fascistes" européens.
Que peut faire le sultan ? Le maestro Poutine a encore frappé, plaçant chacun là où il voulait qu'il soit. Erdogan est totalement isolé sur la scène internationale : la relation avec l'Occident est définitivement cassée, la confiance durablement abîmée avec les pétromonarchies du Golfe ou Israël. La Syrie, l'Iran, l'Irak et l'Egypte sont des ennemis ou des adversaires. Qui reste-t-il à Erdogan pour exister internationalement ? La Russie...
Le Kremlin la joue fine, associant publiquement la Turquie aux progrès des pourparlers de paix (alors qu'il n'y en a aucun) et de la lutte anti-terroriste sur le terrain (alors qu'Ankara n'y est pour rien). Poutine s'attache le sultan reconnaissant et peut lui faire avaler toutes les couleuvres qu'il veut. Et si l'Ottoman est soudain pris d'idées saugrenues, les Russes ont toute une palette de possibilités à leur disposition comme il l'ont montré en novembre 2015 :
Vu l'état de l'économie turque et de la lire, pas sûr que le sultan prenne le risque...
Tout irait donc pour le mieux pour Vladimirovitch si les Dieux de la géopolitique ne nous avaient réservé une de leurs facéties dont ils ont le secret. Il y a trois jours, des avions israéliens ont effectué des bombardements près de Palmyre, information reprise dans tous les médias. Réaction furieuse de Damas qui affirme, sans doute à tort, avoir abattu un jet.
Les conspirationnistes ont leur explication toute faite : Israël aide Daech. Comme si une frappe, sous les yeux du monde entier en plus, allait changer quoi que ce soit au conflit. Absurde... Mais alors quoi ?
On sait que Tel Aviv est omnibulée par les capacités et l'équipement qu'acquiert le Hezbollah grâce au conflit syrien. Les récents rapports selon lesquels l'Iran a ouvert des fabriques d'armement sophistiqué pour le Hezb au Liban même, dans des souterrains à 50 mètres de profondeur, n'ont pas dû rassurer Bibi la terreur. Mais pourquoi Palmyre ? Si je ne m'abuse, le mouvement chiite libanais n'y était pas et ce n'est dans cette zone de combats que passeraient des convois d'armes. C'est en substance ce que confirme un officier syrien : le bombardement n'a pas visé des cibles du Hezbollah.
Pour ajouter au mystère, le ministère russe des Affaires étrangères a - chose rare - convoqué l'ambassadeur israélien. Il était convenu qu'un accord tacite existait entre Moscou et Tel Aviv "autorisant" l'aviation israélienne à faire une sortie de temps en temps pour frapper des convois d'armes du Hezbollah. Apparemment, le Kremlin n'a pas apprécié celle-ci et l'a fait savoir.
Il n'est d'ailleurs pas impossible que la pluie de Kalibr qui a été lancée par un/des sous-marin(s) russes ait eu pour but de s'assurer que le message avait été bien compris. Rappelons que ce missile n'a pas grande utilité contre les cibles mobiles de Daech mais constitue un très sûr avertissement à l'égard de forces armées constituées. Moscou marque son terrain...
Saura-t-on le fin mot de l'énigme ? Une petite hypothèse qui vaut ce qu'elle vaut : un avertissement d'Israël paniqué par la proposition d'Assad d'offrir à l'Iran une base navale en Syrie, près de la base aérienne russe de Hmeymim. Friction irano-israélienne mise à part, quel changement tectonique en perspective : l'Organisation de Coopération de Shanghai en force sur les bords de la Méditerranée.