Dès le début de la guerre en Ukraine, nos Chroniques s'interrogeaient sur l'ampleur colossale des objectifs de Moscou et laissaient entendre une petite musique pessimiste sur les chances russes à les remplir. La suite nous a donné entièrement raison, une fois de plus serait-on tenté de dire. Au risque de paraître totalement immodeste, il est en effet très rare que votre serviteur se trompe dans ses analyses ; ceux qui, y compris au sein du lectorat traditionnel du blog, l'ont critiqué, insulté, parfois même menacé, auraient dû le savoir...
Début mars, nous publiions un autre billet prémonitoire, cette fois sur le grand découplement du monde qui était en gestation :
Chef-d’œuvre du XXe siècle, 1984 est une véritable mine d'or, une caisse à outils formidable pour décrypter notre époque. Ce livre est évidemment célèbre pour sa description d'une société totalitaire où règne la manipulation de masse ; et quelques exemples récents, tout à fait orwelliens, sont là pour montrer que les deux minutes de la haine sont encore bien vivantes. Ainsi, sachez par exemple que la Fédération internationale féline a banni les chats russes (!) de ses concours ou que les arbres russes, sans doute complices de se laisser couper en bûches pour terminer dans les cheminées du Kremlin, n'ont plus le droit de prétendre au titre de plus beau végétal de l'année.
L'imbécilité hystérique de ces mesures pourrait faire sourire. Elle symbolise pourtant quelque chose de bien plus profond et dont l'ami George s'était fait également l'écho par ailleurs : un état de guerre perpétuel entre les grands blocs du monde. S'il en voyait trois (Océania, Eurasia, Eastasia) et que nous n'en avons que deux en l'occurrence, le fond reste le même, celui d'une fracture durable, profonde, où les interactions seront réduites au minimum et qui mettra des décennies à être surmontée.
Un nouveau Rideau de fer risque en effet de s'abattre, touchant aussi bien le champ économique que politique ou culturel (...) Les masques tombent tout à fait maintenant et chacun se rend bien compte que les institutions dites internationales, qu'elles soient financières ou simplement sportives, sont en réalité dans les mains occidentales et peuvent à tout moment être instrumentalisées. Cela n'a évidemment pas échappé aux pays tiers qui vont accélérer la mise en place de systèmes parallèles, dédollarisation et autres.
Car si Moscou a joué son va-tout en Ukraine, le système impérial joue lui aussi le sien avec ces sanctions inédites, presque désespérées.
On ne pouvait mieux dire et l'actuel imbroglio pétrolier est là pour le confirmer.
Il y a deux jours, les pays de l'OPEP menés par l'Arabie saoudite ont décidé d'une réduction drastique de leurs quotas de production - 2 millions de barils par jour - afin de maintenir des prix élevés. Véritable camouflet à la face de Washington, cette décision est même considérée comme un coup de main plus ou moins affiché à la Russie.
Mais ce que très peu de commentateurs ont vu, c'est qu'il s'agit aussi et peut-être surtout d'une réaction à la tentative occidentale de plafonnement des prix du pétrole russe.
Imaginée par les petits génies de Washington et de Bruxelles, cette mesure vise, si le prix dépasse un certain plafond qui reste encore à définir, à interdire « d'assurer le transport maritime et de fournir une assistance technique, des services de courtage ou un financement ou une assistance financière, liés au transport maritime vers des pays tiers de pétrole brut ou de produits pétroliers originaires de Russie ou exportés de Russie ».
Une invraisemblable ingérence dans le commerce international qui inverse les règles économiques et créé un précédent aux conséquences insoupçonnées ; pour la première fois de l'histoire, c'est l'acheteur qui déciderait unilatéralement du prix de ce qu'il achète, menaçant de sanctions le "mauvais" vendeur.
Les pays producteurs de la planète n'en ont pas manqué une miette. Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour en tirer les conclusions qui s'imposent : si le pétrole russe est aujourd'hui plafonné selon les desiderata impériaux, ça pourrait être demain au tour du pétrole qatari, du cuivre chilien ou du blé indien...
Si l'hybris russe sur le plan militaire a placé Moscou dans une situation très compliquée en Ukraine, l'hybris occidentale sur le plan des sanctions n'est pas moins suicidaire. Mis devant le fait accompli, le reste du monde ne peut qu'accélérer le processus de dédollarisation et, plus généralement, de dés-occidentalisation dans des domaines aussi divers que l'assurance, le transport maritime ou la finance.
Première à réagir pour montrer qu'elle ne s'en laissait pas compter, l'OPEP a donc déjà engagé le bras de fer en diminuant la production d'or noir pour faire flamber les prix. La rupture avec l'Occident semble consommée, d'autant que Washington paraît choisir la voie de l'escalade et menace de répondre en dégainant le NOPEC.
Quézako ? Il s'agit d'une modification de la législation antitrust permettant de poursuivre pour collusion les pays de l'OPEP et interdire de restreindre la production d'hydrocarbures ou d'en fixer les prix. Rejetée jusqu'ici afin de ménager l'allié saoudien, leader du cartel, la proposition serait, si elle aboutissait, un véritable coup de force des États-Unis. Mais aussi un boomerang au carré.
Nous en expliquions les tenants et les aboutissants il y a trois ans dans un billet qui n'a pas pris une ride :
Les Saoudiens sont vent debout contre cette loi. Le mois dernier encore, ils annonçaient l'apocalypse lors de rencontres avec l'establishment financier de Wall Street. Il semble qu'ils aient maintenant passé la vitesse supérieure si l'on en croit leur menace d'abandonner le pétrodollar, "l'option nucléaire" comme elle est surnommée, si le NOPEC passe. Quand on connaît le poids de l'or noir, dont le commerce (principalement en dollars jusqu'à présent) est plus important que celui de tous les métaux bruts combinés, on comprend la portée de la chose...
Les Chinois sont extrêmement attentifs, eux qui font chaque jour un peu plus pression sur l'Arabie saoudite pour qu'elle leur vende son pétrole en yuans. Les Russes n'en perdent pas une miette non plus, l'option nucléaire saoudienne valant en l'occurrence bien plus que leurs derniers bijoux hypersoniques pourtant redoutables.
Sans surprise, le Deep State US ainsi que le lobby pétrolier s'opposent résolument au NOPEC qui, néanmoins, fait son bonhomme de chemin et passe l'un après l'autre les obstacles au Congrès. Car nous touchons là à l'éternelle contradiction historique entre intérêts nationaux et impériaux. La Rome du dernier siècle de la République en savait quelque chose, mais ceci est un autre sujet...
Ces Sénateurs et Représentants n'ont certes rien contre l'omnipotence américaine dans le monde mais ils ont aussi, petit détail fort incommodant, des électeurs. Eh oui, ces satanés citoyens qui ne s'intéressent, eux, qu'à leur fin de mois difficile et se fichent comme de l'an 40 des bases US dans le Rimland. On se rappelle qu'en 1992, à la grande consternation du Deep State, George Bush Senior, le président qui avait supervisé la chute de l'URSS et pouvait pousser à fond l'avantage de l'empire, avait été battu par un gringalet nommé Bill Clinton, qui ne faisait que promettre des jobs. Si l'Etat profond avait évidemment fini par récupérer ce dernier au bout de quelques années, les néo-cons se sont toujours mordu les doigts de n'avoir pas su placer un des leurs à la Maison Blanche en cette période cruciale du début de la décennie 90.
Pour les membres du Congrès, tournés vers la situation intérieure, l'équation est simple : NOPEC = pétrole moins cher = consommateurs contents = réélection. Avec, en passant, une petite gifle à l'Arabie Saoudite en prime, dont l'image dans le public américain est aussi écornée qu'un parchemin rassis du XIIIème siècle.
Le lobby pétrolier, lui, pense évidemment en sens inverse : or moins cher = moins de profits. Dans le même wagon, les producteurs de pétrole de schiste réclament à cor et à cri un baril au-dessus de 70$ pour couvrir les coûts énormes de la fracturation hydraulique. Quant au Deep State, il grince des dents en imaginant la fin du financement facile de ses guerres/bases/invasions/coups d'Etat, marque de fabrique impériale.
S'il y en a un qui doit être assez désarçonné en ce moment, c'est bien le Donald. Ayant mis un accent sincère durant sa campagne sur le pouvoir d'achat, il se lâche régulièrement en imprécations twitteresques contre l'OPEP, vilipendant le cartel pour cause de pétrole cher. D'un autre côté, au-delà même de savoir s'il a définitivement été drainé par le marais, un président américain peut-il réellement et sciemment laisser tomber le pétrodollar ? Le NOPEC n'est pas nouveau et, en leur temps, Bush Junior et Barrack à frites s'y sont tous deux fortement opposés, brandissant carrément la menace du veto. Si le Donald rêve indéniablement moins de gloire expansionniste que ses deux prédécesseurs et si son inclination personnelle et politique le pousserait à soutenir le NOPEC, va-t-il pour autant franchir le Rubicon ? Rien n'est moins sûr.
A Moscou et à Pékin, on attend la suite du feuilleton avec impatience. Que le NOPEC passe et que les Saoudiens mettent, pour une fois, leurs menaces à exécution, et c'est tout l'édifice impérial qui s'effrite, avec les gigantesques conséquences que l'on sait. Et même si, finalement, les choses rentrent d'une manière ou d'une autre dans l'ordre à Washington (torpillage du NOPEC au Congrès par le Deep State, veto présidentiel), l'épisode restera comme un coup de canif supplémentaire et indélébile à la majesté du pétrodollar. C'est, à ma connaissance, la première fois que les Seoud évoquent publiquement la possibilité d'abandonner le dollar. Une véritable révolution copernicienne devant laquelle Russes et Chinois se frottent les mains.
Bis repetita trois ans plus tard. Mais cette fois, la guerre en Ukraine est passée par là et a plongé le monde dans une ère nouvelle. La situation a ceci d'incroyablement paradoxal que c'est au moment où la Russie est au plus mal depuis vingt ans qu'elle pourrait indirectement mettre fin au pétrodollar, pilier de l'empire.
Tous les regards se tournent maintenant vers Pékin et son rêve de pétroyuan. En août, la rumeur d'une visite de Xi Jinping en Arabie saoudite a affolé les observateurs. Si le déplacement n'a finalement pas eu lieu, nul doute que la prochaine rencontre entre Xi et MBS sera scrutée comme jamais...