Le pont de Kerch, inauguré en grande pompe par Vadimirovitch lui-même au volant d'un camion orange (clin d'oeil à la "révolution" colorée de 2004 terminée en fiasco ?), relie désormais et de manière ombilicale la Crimée à la Russie continentale. Réussite technique, c'est également un coup politique majeur, désenclavant la presqu'île et l'arrimant définitivement à la mère Russie.
Ce n'est sans doute pas un hasard si une divertissante feuille de chou, le Washington Examiner pour ne pas le nommer, encourage sans rire le régime ukrainien à faire sauter le pont afin de "laver l'affront". On jugera de la haute qualité intellectuelle du canard en question quand on apprendra au fil de l'article que Poutine veut ni plus ni moins conquérir l'Ukraine (que ne l'a-t-il pas fait depuis quatre ans ? Un peu lent, le tsar...) ou qu'il a placé son pays (dont les finances sont les plus saines de tous les membres du G20 faut-il rappeler) en quasi banqueroute pour construire le pont.
Sans relation de cause à effet, le Kremlin a appelé à la production rapide et en masse des S500 - qui sont à la défense anti-aérienne ce que les All Blacks sont au rugby :
Ne s'arrêtant pas en si bon chemin, les labos russes mettent la dernière touche aux S500, capables d'intercepter simultanément jusqu'à 10 missiles balistiques ou hypersoniques volant à Mach 5, et dont le temps de réaction sera de 4 secondes (contre 10 pour le S-400 et... 90 secondes pour l'antique Patriot américain !) On comprend dans ces conditions que l'OTAN soit "préoccupée"...
Quand on voit ce que des S200 améliorés sont déjà capables de faire en Syrie, ça laisse rêveur...
Par ailleurs, Moscou a annoncé que la présence de navires russes équipés de Kalibr sera désormais permanente en Méditerranée. On se rappelle que l'irruption de ces missiles durant l'hiver 2015-2016 avait causé une certaine émotion :
Ni vu ni connu, un navire russe doté des fameux missiles Kalibr est arrivé au large des côtes syriennes. Rappelons que le tir, depuis la Caspienne, de dizaines de Kalibr sur Daech en octobre a pris de court beaucoup de monde et a gentiment changé la donne stratégique, à la fois au Moyen-Orient (en bon joueur d'échecs, Poutine semblait donc prévoir un conflit qui finirait par dépasser la simple lutte contre les terroristes modérés) et même plus globalement.
Ce sera maintenant la norme en Méditerranée orientale, zone de plus en plus stratégique sur la case sud-ouest de l'échiquier eurasien.
Plus au sud, même si cela ne concerne pas directement le Grand jeu, il est difficile de ne pas parler du bain de sang de Gaza lié au transfert de l'ambassade US à Jérusalem. Cretinho respecte ainsi l'une de ses promesses de campagne (pas la meilleure) et vise la réélection en s'assurant le soutien de dizaines de millions d'évangélistes américains. Soit dit en passant, la traditionnelle alliance entre protestants anglo-saxons et juifs, que l'on retrouve des Etats-Unis actuels à l'Angleterre victorienne en passant par l'Afrique du Sud de l'apartheid, pourrait faire l'objet d'une étude historique enrichissante.
Chose intéressante, l'Afrique du Sud justement, membre des BRICS, rappelle son ambassadeur en Israël. Quant à Erdogan, il y ajoute (temporairement) son représentant aux Etats-Unis. Le torchon brûle de nouveau entre Ankara et Tel Aviv :
Cette fois, après la répression des manifestations à Gaza qui ont fait près de 60 morts, Ankara a signifié à l’ambassadeur israélien qu’il n’était plus le bienvenu en Turquie et accuse Israël de perpétrer un génocide dans l'enclave palestinienne. Le consul israélien à Istanbul a lui aussi été déclaré persona non grata.
Israël a, de son côté, convoqué le consul turc à Jérusalem et l’a prié de retourner dans son pays pour un certain temps. « Nous n’avons pas de leçon de morale à recevoir d’Erdogan qui a les mains trempées de sang », affirme Benyamin Netanyahu.
Mais ce n'est pas la première fois que la toupie sultanesque soutient avec des trémolos dans la voix la cause palestinienne avant de se rabibocher avec Israël...
En Irak, les élections législatives ont accouché d'une surprise avec la probable victoire de Moqtada Sadr, bien connu des lecteurs du blog :
Nous avions parlé de ce personnage sulfureux :
En Irak, le fameux Moqtada Sadr, influent prêcheur chiite, a appelé à attaquer les troupes US. Quand on sait que les brigades "sadristes" comptent plusieurs dizaines de milliers de combattants et qu'elles ne jettent pas leur part au chien dans la guerre contre Daech, cela complique quelque peu la situation. Cette déclaration incendiaire est sans doute à relier aux grandes manoeuvres préparant l'après-guerre. (...)
Pour qui roule Moqtada ? Sans doute pour personne. On aurait tort de le considérer comme l'homme des Iraniens ; depuis treize ans, plusieurs points de tension ont éclaté entre Téhéran et cet électron libre. Le gouvernement irakien, chiite comme lui, en a une peur bleue : on se souvient de l'invasion du parlement en avril, en pleine zone verte, pour réclamer la fin du népotisme, de la corruption et mettre en place un "gouvernement de technocrates" sans affiliation politique ou religieuse (nouvelle preuve de la complexité du personnage, religieux à la politique laïque).
Nos pressentiments ne pouvaient pas être mieux illustrés, car l'ami Motqada vient encore de mettre les pieds dans le plat en appelant Assad à démissionner :
«Il serait juste que le président Bachar al-Assad démissionne (…) et évite au cher peuple de Syrie le fléau de la guerre et l’oppression des terroristes», a-t-il déclaré, dans un communiqué rendu public le samedi 8 avril 2017.
Trois jours plus tard, depuis la ville sainte de Najaf où il est basé, à 200 km au sud de Bagdad, il persiste et signe. «J’ai exhorté Assad à partir pour préserver l’axe de la résistance et afin de lui éviter le sort de Kadhafi», a-t-il prédit dans un nouveau communiqué.
Même s’il prend ses précautions en défendant «l’axe de la résistance» contre Israël, qui comprend l’Iran, la Syrie et le Hezbollah libanais, Moqtada al-Sadr est le premier haut responsable chiite à contester ainsi la légitimité du président syrien.
Une surprenante offensive frontale contre un des piliers de la stratégie iranienne d’exportation de la révolution islamique. Bien que formé en Iran, Moqtada al-Sadr, dont les miliciens ont combattu les forces américaines en Irak, joue en effet de plus en plus la carte nationaliste.
Il en a même profité pour condamner les représailles américaines contre Bachar al-Assad et exhorter les Etats-Unis et la Russie à se retirer du théâtre syrien.
Engagé à la tête d’un vaste mouvement populaire contre la corruption et en faveur de réformes dans le pays, il organise régulièrement des manifestations dans la Zone verte ultra-sécurisée de Bagdad, siège du pouvoir et du parlement irakien dominés par Téhéran.
Moqtada al-Sadr mobilise également ses partisans contre les milices chiites du Hachd al-Chaabi (les Forces populaires de mobilisation), alliées de l’Iran. Il s’en démarque tant en raison de leur engagement auprès d’Assad en Syrie que pour leurs exactions contre les populations sunnites en Irak, sous couvert de lutte contre les djihadistes de l’Etat islamique.
Selon le site libanais AlKalima Online, de jeunes Irakiens ont même repris à l’université Al-Diwaniya dans le sud du pays le slogan "Iran, dehors, dehors !" contre Kaïs al-Khazaali, le chef de Aasaeb ahl al-Hak (la ligue des vertueux), venu mobiliser en faveur des milices pro-iraniennes. Un slogan que les partisans de Moqtada scandaient lors des occupations de la Zone verte.
Il ne peut pas ignorer qu'Assad n'est très certainement pour rien dans l'événement de Khan Cheikhoun. Aussi, l'explication est ailleurs et corrobore ce que nous disions de lui l'année dernière. Sa sortie a tout à voir avec des considérations intérieures :
Moqtada al-Sadr cherche à se démarquer du gouvernement irakien et des autres partis chiites au pouvoir depuis 2003. Il est engagé depuis plus de deux ans dans une campagne anti-corruption et pro-réforme. A coup de déclarations tonitruantes ou de manifestations monstres, il critique la politique irakienne, très alignée sur Téhéran. Le chef chiite se veut Irakien. Et avec cette déclaration, il veut montrer que l'Irak peut être allié de Téhéran mais ne doit pas être son vassal. Un discours nationaliste, son fond de commerce.
Si on compare, le gouvernement irakien a appelé à une enquête internationale sur les évènements de Khan Cheikhoun... sans critiquer Bachar el-Assad. Al-Sadr va même plus loin, il cherche à incarner la voix de la réconciliation chiite-sunnite en osant critiquer un allié de l'Iran, un dirigeant soutenu par Bagdad. C'est un leitmotiv chez lui ces dernières années.
Le mois dernier, il osait déclarer que les milices sectaires n'ont pas leur place en Irak. Du miel aux oreilles des sunnites et une provocation pour les milices chiites qui participent à la lutte contre l'organisation de l'EI mais qui ont été accusées de crimes de guerre, comme des kidnappings, des exécutions sommaires et des tortures.
Moqtada al-Sadr ajoutait même qu'il craignait des tensions entre communautés après que l'organisation de l'EI a été vaincue. Car le problème politique irakien reste entier. Il y a un fossé entre les communautés. Moqtada al-Sadr suggère qu'il pourrait faire partie de la solution.
Ainsi, s'il venait à arriver au pouvoir, l'ennemi historique des Américains pourrait paradoxalement compliquer sérieusement l'après-conflit syrien et la reconstitution de l'arc chiite. Quand nous vous disons et répétons que les facétieux Dieux de la géopolitique s'amusent...
Bingo ! le voilà aux portes du pouvoir et nos prédictions se réalisent. Il y a un an jour pour jour, nous ajoutions :
La position de Moqtada, faisant primer le nationalisme sur le religieux (solidarité chiite), n'est pas isolée en Irak, très divisé sur la question. D'un côté, l'ex-Premier ministre Maliki, qui a passé quinze ans en exil à Damas du temps de Saddam, déclarait en octobre : "Nous arrivons, Raqqa, nous arrivons, Alep, nous arrivons, Yémen !" Il est rejoint en cela par plusieurs puissantes milices pro-iraniennes prêtes à en découdre pour aider Assad : Asaib Ahl al-Haq, Saraya al-Kharasani, al-Nojaba et Kataib Hezbollah. De l'autre côté, outre Sadr, l'actuel Premier ministre Abadi et de grands clercs chiites dont la plus haute autorité spirituelle d'Irak, l'ayatollah al-Sistani. Quant aux commandants des UMP, comprenant l'un et l'autre courant, ils sont obligés de ménager la chèvre et le chou.
Parmi les facteurs de cette profonde fracture, il y a évidemment la position ambivalente vis-à-vis de Téhéran. Chez certains, le bon vieil antagonisme entre Arabes et Perses prend le pas sur l'appartenance religieuse et un excellent article du Monde Diplomatique l'évoquait déjà en 2006 :
Une autre école dénonce cette thèse [la tentation de concevoir les chiites comme une entité homogène, ndlr], à laquelle elle oppose celle d’un «nationalisme irakien» à toute épreuve. Tel cet observateur iranien avisé qui nous confie par exemple : «Les solidarités intrachiites ne transcenderont pas la ligne de fracture fondamentale qui sépare les Arabes des Perses. Tout le monde semble avoir oublié que les chiites irakiens ont combattu les chiites iraniens pendant les huit longues années de la guerre Iran-Irak, l’une des guerres les plus sanglantes de la seconde moitié du XXe siècle. Des informations qui nous viennent d’Irak indiquent que les Irakiens, même ceux qui ont vécu en exil en Iran, n’apprécient pas l’influence iranienne dans leur pays.» (...)
Cette situation ne transforme pas pour autant l’Iran en nation «par défaut» ou «par adoption» pour les chiites irakiens. Dans le sud du pays, on conserve des sentiments partagés à l’égard du voisin perse. M. Al-Sadr joue par exemple sur les origines iraniennes de l’ayatollah Ali Al-Sistani pour le dénigrer. Les résidents de la ville d’Al-Amara se plaisent à qualifier ceux d’Al-Kout de « Perses », un terme très péjoratif à leurs yeux. Si les portraits de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny et de son successeur Ali Khamenei foisonnent, seuls de rares acteurs de la scène politique chiite reconnaissent la conception iranienne de velayat-e-faqih («gouvernement du docte»), pilier de la République islamique. Les positions de l’ayatollah Al-Sistani vis-à-vis de ses pairs iraniens ont toujours été à la fois diplomatiques – évitant de franchir certaines lignes rouges – et farouchement indépendantes. Il semblerait du reste que, en tant que source d’interprétation des écritures, il soit davantage considéré en Iran que le «guide», l’ayatollah Khamenei lui-même.
Au-delà de la pierre d'achoppement iranienne, il y a aussi, il faut le dire, le comportement très ambigu de Damas dans les années 2000, après l'invasion de son voisin irakien. Pour une fois, les accusations américaines étaient fondées - confirmées par des officiels irakiens mais aussi par des sources bien placées à votre serviteur : Assad a, dans un dangereux coup de poker-boomerang, délibérément laissé passer (en les libérant des prisons syriennes ?) des centaines de djihadistes pour rejoindre l'insurrection sunnite en Irak. Le but : "occuper" les troupes américaines et surtout dissuader Washington d'envahir la Syrie.
Si certains - dont Maliki, le Premier ministre de l'époque et la victime directe des agissements de Damas - ont passé l'éponge et sont maintenant prêts à mettre sur pied une coalition chiite pour aider le gouvernement syrien, d'autres à Bagdad ont la mémoire plus rancunière...
C'est exactement ce à quoi nous assistons maintenant. S'il incarne le ras-le-bol de la population face à la corruption et l'espoir de former un gouvernement non-confessionnel de technocrates, Moqtada symbolise également la volonté de rupture avec les influences américaine et iranienne. Joli paradoxe en ces temps de crise sur l'accord nucléaire : le bouillant clerc a réussi en Irak l'exploit de réunir Washington et Téhéran dans le même camp, celui des perdants.
Les deux frères ennemis ont d'ailleurs commencé, chacun de leur côté, les manoeuvres et tractations afin de former une coalition, donc un gouvernement qui serait favorable à leurs intérêts. Dans ce jeu de l'ombre, l'Iran a une longueur d'avance, ayant dépêché à Bagdad le fameux Soleimani, lui aussi bien connu des lecteurs de nos Chroniques :
Depuis lundi, il rencontre les différentes forces politiques, ont indiqué à l'AFP plusieurs responsables. Devant eux, il a opposé son veto à toute alliance avec Moqtada Sadr, issu d'une lignée de dignitaires religieux, opposants respectés, qui provoque régulièrement l'Iran en prônant une défense sourcilleuse de l'indépendance politique de l'Irak.
La dernière bravade de l'ancien turbulent chef de milice devenu héraut des anti-corruption a été sa visite chez le grand rival régional de l'Iran, l'Arabie saoudite sunnite.
Lundi soir, le général Souleimani a chargé les partis chiites conservateurs de rassembler des petites formations pour constituer un bloc parlementaire assez large pour obtenir le poste de Premier ministre, a indiqué un participant à ces rencontres à l'AFP.
Celui qui est chef d'une unité d'élite des Gardiens de la révolution iraniens a réuni le Premier ministre sortant Haider al-Abadi, son prédécesseur Nouri al-Maliki et Hadi al-Ameri, tête de liste de l'Alliance de la Conquête, des anciens du Hachd al-Chaabi, supplétif de l'armée contre le groupe Etat islamique (EI), proches de l'Iran.
Il a également interdit toute alliance avec le mouvement Hikma du chiite Ammar al-Hakim, le vice-président sunnite Oussama al-Noujaïfi et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK, de Massoud Barzani).
Et le message semble avoir été entendu. Le porte-parole du bureau de M. Maliki, Hicham al-Roukabi, a indiqué à l'AFP que l'ancien Premier ministre était en discussion "avec des forces importantes, notamment l'Alliance de la Conquête, des partis sunnites, chiites et kurdes".
A suivre...
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