Tirer sur une ambulance n'étant pas la plus élégante des distractions, nous ne nous appesantirons pas (trop) sur le multi-fiasco russe en Ukraine. Un mot cependant, afin de comprendre la suite du billet.
Moscou est à des années-lumière de ses objectifs de guerre initiaux - neutralisation, démilitarisation, mise au pas des milices et, à un moment donné, renversement de Zelensky. Ils semblent tellement hors de portée aujourd'hui qu'ils en paraissent même folkloriques.
Le ratatinement des opérations sur le théâtre secondaire du Sud-est ukrainien dès le mois d'avril - ce qui constituait déjà en soi un aveu d'échec - n'a pas été plus heureux et s'est assez rapidement traduit par une suite ininterrompue de revers.
La situation en dehors du champ de bataille stricto sensu est plus cruelle encore pour le Kremlin qui a connu une litanie de déboires : extension de l'OTAN ; rupture inéluctable des liens énergétiques entre le Heartland et l'Europe (et instillation potentielle du doute avec ses autres partenaires car un fournisseur ne doit jamais utiliser la carte de l'arme énergétique) ; perte de prestige international ; humiliations symboliques (Nord Steam, pont de Kerch) ; dévalorisation de la parole étatique ("lignes rouges" franchies à plusieurs reprises sans réaction, menaces nucléaires à répétition) ; perte de crédibilité de l'armement russe sur le marché mondial...
Seule éclaircie pour Moscou dans ce tableau cauchemardesque, la multipolarité gagne néanmoins du terrain, le comportement unilatéral en matière de sanction du système impérial effrayant un nombre croissant de pays. Ce ne sera qu'une consolation toute relative pour la Russie qui, géopolitiquement parlant, traverse l'une des plus graves crises de son histoire.
Puisque l'on parle du passé, 2022 fait invariablement penser à un autre annus horribilis : 1904. Dans son livre, votre serviteur revenait sur cette année clé du Grand jeu entre la thalassocratie impériale et le Heartland tsariste, dont ce dernier mettra des décennies à se remettre sur le plan stratégique :
Londres ne renonce pas à sa formidable stratégie d’encerclement du Heartland. Quatre petites années après le mémorandum de Joseph Chamberlain cité plus haut, éclate la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Un magnifique cas d’école. Les manuels qui en parlent encore aujourd’hui la présentent principalement comme la première défaite d’un peuple "blanc" face à un pays asiatique. Ceci n’est pourtant qu’une partie dérisoire de toute l’histoire. Cette guerre participe avant tout du Grand Jeu entre Russes et Britanniques et constitue, pour ces derniers, un de leurs plus brillants succès. Éternellement inquiète de l’influence grandissante de sa bête noire en Asie, l’Angleterre s’allie au Japon en 1902 et le pousse, deux ans plus tard, à déclarer la guerre à la Russie. Fait très peu connu, quelques semaines avant le début du conflit, Londres monte sa propre expédition militaire contre le Tibet.
Comment ne pas y voir un classique mouvement de prise en tenailles ? Le lien est évident et la presse de l’époque, bien plus pertinente que sa consœur actuelle dans ses analyses géopolitiques, ne s’y trompe pas : « Pendant que l’attention du monde est absorbée par la lutte gigantesque en Extrême-Orient, il se passe au centre de l’Asie des événements moins sanglants, d’une apparence moins tragique, mais dont les résultats peuvent peser d’un grand poids dans les destinées de l’humanité. L’Union Jack a été hissée sur les murs de Lhassa et les pas des soldats de l’Angleterre ont foulé les rues de la mystérieuse ville sainte, de la Rome bouddhique. À Lhassa et en Mandchourie se débat le même procès. La campagne du Tibet est un corollaire de la guerre russo-japonaise, c’est un des actes de la lutte sourde engagée depuis longtemps entre la Russie et l’Angleterre pour la suprématie en Asie. »
Les Russes, déjà influents au Turkestan chinois et en Mongolie, étaient en effet sur le point de "récupérer" le Tibet. L’affaire est étonnante et romanesque : des missions de lamas-diplomates-espions bouriates y étaient envoyées pour le persuader d’entrer dans le giron russe, allant jusqu’à présenter le tsar comme une réincarnation de la Tara blanche, déité du bouddhisme symbolisant la paix et la longévité ! Déjà, il est prévu que des instructeurs militaires russes forment l’armée tibétaine, que des armes y soient transportées. À l’aube de ce XXe siècle, les dirigeants de Lhassa sont sur le point de remplacer l’empereur de Chine par le tsar dans le rôle de suzerain. Un accord russo-chinois, la Convention secrète de Canton, est même signé en 1902, entérinant cette prépondérance russe. Pékin, en accord avec les Tibétains eux-mêmes, reconnaît à Saint-Pétersbourg le rôle de protecteur conjoint du Tibet. L’on imagine aisément comment la nouvelle est reçue par les autorités coloniales britanniques, particulièrement le vice-roi des Indes, Lord Curzon… La réaction de l’Angleterre est foudroyante et, du point de vue stratégique, lumineuse. Elle lance le Japon contre les Russes et, profitant de ce que son adversaire est empêtré dans cette guerre épuisante, mène le raid de Lhassa qui détache définitivement le Tibet de la Russie.
Le parallèle avec la situation actuelle est frappant. Avant chacun de ces conflits, la Russie était sur la montante, semblait en position de force. Sur le point d'obtenir les clés de l'Asie il y a un siècle, maîtresse de la multipolarité et en passe de remplacer les États-Unis au Moyen-Orient l'année dernière. Et puis patatras, une guerre catastrophique et tout s'écroule...
D'aucuns observent non sans raison que, historiquement, les révolutions en Russie naissent presque toujours des débâcles militaires. Celle de 1904 alimenta le mécontentement général et déboucha sur la Révolution de 1905 qui amena Stolypine au pouvoir. Bis repetita en 2023 ?