Titre provocateur bien sûr, exagéré, schématique. Mais qui a le mérite de mettre le doigt sur un phénomène étonnamment paradoxal, inimaginable il y a quelques mois encore. Aspiré par le trou noir ukrainien, le Heartland russe s'affaiblit méthodiquement tandis que la multipolarité, dont il a pourtant été le fer de lance, suit le chemin inverse et s'accélère inexorablement.
L'anémie de l'ours en Ukraine devient chaque jour plus flagrante. D'ailleurs, le patron de Wagner, qui recrute dans les prisons, le reconnaît à demi-mot : « La guerre est difficile. Rien à voir avec les guerres en Afghanistan [sic] ou en Tchétchénie. » Faut-il rappeler le sort de la guerre afghane, qui décima l'Armée rouge et fit chuter l'URSS ?
Alors que les forces de Kiev continuent (plus difficilement) d'avancer, les mauvaises langues diront que les seules choses qui fonctionnent maintenant ne sont pas russes ou ne relèvent pas de l’État : combattants tchétchènes et de Wagner, drones kamikazes iraniens qui font apparemment pas mal de dégât. Sur ce dernier point, se pose à nouveau la question de savoir comment le commandement militaire a pu passer à côté des évolutions de ces dernières années pour finir par devoir quémander l'arme la plus efficace actuellement à Téhéran...
Quant au matériel proprement russe, y compris celui de premier ordre, il est abandonné aux Ukrainiens, sans doute par charité chrétienne dans l'optique de Noël. Ça ne fait en tout cas plus rire Kadyrov qui semble excédé devant tant d'impuissance ; il est d'ailleurs sorti de son rôle en appelant à la mobilisation.
Les signaux envoyés urbi et orbi sont, il est vrai, assez désastreux. La dernière guerre de Tchétchénie a eu lieu il y a vingt ans seulement et l'on ne serait pas surpris qu'une fugitive pensée ait involontairement traversé l'esprit de certains : nous avons déposé les armes face à la puissance de feu russe mais celle-ci semble maintenant si faible... Pour l'instant, Kadyrov tient fermement sa région (et reste fidèle au Kremlin) mais qui sait ce qui peut se passer demain.
Plus au sud dans le Caucase, Moscou est en train de perdre l'opinion publique arménienne. Si la récente agression azerbaïdjanaise visait, avec brutalité, à forcer Erevan à respecter ses engagements, tout le monde a compris que Bakou profitait des difficultés russes en Ukraine.
L'ours n'a pas répondu au bombardement de sa force d'interposition (provocation délibérée des Azéris ?), les S-300 ont révélé leur inutilité et l'Organisation du Traité de Sécurité Collective, si en vue au début de l'année, est désormais considérée comme un tigre de papier. Un site pourtant pro-russe se lâche en imprécations :
« Alors que nous devrions voir les troupes de l'OTSC atterrir à la frontière azéro-arménienne ou, au moins, les TU-95 survoler la zone pour réfréner toute provocation future, ils continuent avec les habituels communiqués "Calme & négociation". Quelle est la ligne rouge pour que l'OTSC interviennent et sauve les Arméniens ? 1 000 morts ? Une attaque sur la place centrale d'Erevan ? Une attaque sur une base russe ?
Il n'y a aucun doute que les Russes préféreraient ne pas ouvrir un second front quand leur armée fait face à des difficultés sur le front européen face aux Ukrainiens. Mais ce genre de lâcheté ne peut que favoriser leurs ennemis. Perdre sa crédibilité en terme de dissuasion est la pire des choses au XXIe siècle. Quand vous êtes humilié à ce point par un petit pays du Caucase, quelle sera votre réaction face à un adversaire plus important ? »
Pendant que les Arméniens voyaient s'amenuiser leurs espoirs de voir l'OTSC intervenir, ils ont pu voir un Poutine hilare avec Aliyev au sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai. La faute de communication est terrible et le président de l'assemblée nationale a ouvertement remis en cause l'alliance avec Moscou.
Fine mouche, la momie Pelosi a ajouté du sel sur les plaies de l'ours en entreprenant au pied levé un voyage officiel à Erevan. Une réussite incontestable : les drapeaux américains fleurissent les rues, les habitants font une haie d'honneur au cortège et des manifestations éclatent pour réclamer le départ de l'OTSC et le rapprochement avec Washington.
Dans le dernier billet, nous nous demandions s'il y avait un pilote dans l'avion du côté de la Place rouge. La question se pose à nouveau, au carré. Comment peut-on se tirer une telle balle dans le pied, comment peut-on (partiellement) détruire en aussi peu de temps un travail patiemment construit au fil des années ?
Poutine semble enchaîner les bourdes depuis six mois. Avec l'affaire ukrainienne, il est de plus en plus dépendant d'Erdogan (la réciproque est d'ailleurs également vraie), donc in fine de Bakou, même si cela signifie abandonner les Arméniens en rase campagne. Quelle ironie pour celui qui avait l'habitude de tirer les ficelles et de placer les autres exactement où il voulait qu'ils soient...
Dans ce contexte, le sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai - qui aurait en temps normal constitué une gifle supplémentaire à tonton Sam avec l'entrée en fanfare de l'Iran et des ponts établis avec l'Arabie saoudite (!), l’Égypte, le Qatar etc. - laisse une impression d'inachevé. Ou plus exactement la sensation que la multipolarité passe une vitesse supérieure au moment où le Heartland, censé l'incarner, est en perte de vitesse et peu à peu laissé de côté.
Traditionnellement, Xi et Poutine étaient les tauliers de l'organisation mais cette année, les deux boss étaient Xi et Modi, qui ont d'ailleurs tous deux, de manière courtoise mais inhabituelle, demandé à Vladimirovitch quelques explications (ici et ici). Avant d'atterrir en Ouzbékistan pour le sommet, Xi avait effectué un stop au Kazakhstan où il a fait une drôle de déclaration : « Nous supporterons résolument le Kazakhstan dans la défense de son indépendance, sa souveraineté et son intégrité territoriale (...) nous nous opposerons catégoriquement à toute interférence par qui que ce soit dans ses affaires intérieures. »
Avertissement à l'ours après les menaces irresponsables de Medvedev ou déclaration passe-partout qu'il ne faut pas extrapoler ? Mystère.
Toujours est-il que le maître du Kremlin paraît avoir perdu du prestige et du galon dans l'aréopage qu'il est censé codiriger. Après lui avoir donné le bras (comme à un petit garçon ?), le sultan l'a planté pour la deuxième fois lors de leur rendez-vous (la première a eu lieu en juillet à Téhéran).
Quand on sait que le protocole diplomatique est réglé au millimètre, quand on sait aussi que Poutine, du temps de sa splendeur si l'on peut dire, faisait souvent attendre ses interlocuteurs pour se présenter en position de force, on mesure le changement. Tout le monde semble s'y mettre :
Simple hasard ou signe des temps ? L'avenir le dira...