Alors qu'Alep est libérée et que la machine médiatique pique une crise de nerfs rarement vue (la propagande atteint des niveaux littéralement goebellsiens), penchons-nous aujourd'hui sur un sujet tout différent. Au hasard des lectures, votre serviteur est tombé sur un rapport parlementaire en date du 3 février 2016 portant sur l'extraterritorialité de la justice américaine.
Dans un parallèle entre les impérialismes athénien et US, nous avions vu l'importance de la question :
Dans le domaine juridique, les tribunaux athéniens devinrent progressivement seuls compétents pour les affaires intéressant les citoyens des cités alliées qui allaient désormais à Athènes plaider leur cause. Ce transfert de souveraineté judiciaire n’est pas sans faire penser à l’évolution actuelle avec les amendes infligées à BNP-Paribas ou à la banque suisse UBS. C’est à l’époque de George W. Bush, que les Etats-Unis décidèrent que leurs lois s’appliqueraient à tous ceux qui exercent tout ou partie de leurs activités sur le sol américain, sont cotés sur une bourse américaine, y effectuent des opérations bancaires ou utilisent le dollar pour leurs opérations financières ou commerciales. Sont ainsi visées la quasi totalité des banques et des grandes entreprises mondiales, car le dollar est encore la monnaie dans laquelle se libellent la plupart des contrats commerciaux. Dans la guerre économique qui fait rage, les Américains veulent imposer leur modèle de régulation juridique et le font à travers un chantage relativement simple : si vous voulez vendre ou produire aux Etats-Unis, si vous voulez utiliser le dollar, vous obéissez à nos lois. Et vous adhérez à notre vision du monde… Ces décisions, prémices d’un droit extraterritorial appliqué par l’empire dominant, nous font en fait revenir 25 siècles en arrière.
Cette approche est bien sûr risquée car susceptible de torpiller le rôle du dollar, pilier de l'empire. Mais les Etats-Unis n'en ont cure, tellement cela leur paraît naturel, comme l'explique en introduction le rapport parlementaire en question (p. 15) :
Du point de vue défendu à Washington, la plupart des lois et pratiques que nous qualifions d’« extraterritoriales » – et critiquons en tant que telles – ne le sont pas.
Les États-Unis adoptent parfois des dispositifs délibérément extraterritoriaux destinés à sanctionner des entités étrangères, généralement des entreprises, qui se refuseraient à appliquer certaines de leurs règles, par exemple l’arrêt des « transactions » de toutes natures avec des personnes, entités ou États ciblés comme terroristes ou pratiquant la prolifération nucléaire.
Mais il est notable qu’ils ne considèrent pas comme extraterritoriales les dispositions qui justifient, selon eux, la plupart des sanctions financières infligées ces dernières années à nos entreprises ou nos banques pour des faits de corruption ou de non-respect d’un embargo économique américain : certes ces entreprises étrangères effectuaient à l’étranger les transactions ou les versements de pots-de-vin qui leur ont valu des amendes, mais comme elles ont utilisé les facilités de New-York pour compenser des opérations en dollars, ou bien y sont cotées à la bourse, cela suffisait, du point de vue qui est mis en avant, à les soumettre de plein droit à la loi américaine au même titre que des entreprises américaines. Les juristes américains soutiennent qu’il ne s’agit pas d’une application extraterritoriale de leurs lois, puisque « quelque chose » rattachait toujours les faits en cause au territoire américain. Pourtant, on le verra dans la partie du présent rapport consacrée à l’analyse juridique, ce « quelque chose » est parfois bien ténu et discutable.
Attitude typique d'un empire nombriliste pour lequel les territoires lointains - l'Europe en l'occurrence - doivent naturellement suivre la voie du centre et s'y conformer. Or, cela n'a pas toujours été le cas... En p.119 est rapportée l'affaire du gazoduc sibérien :
Au début des années 1980, la France et l’Allemagne étaient entrées en négociation avec l’URSS pour accroître la fourniture de gaz soviétique à l’Europe occidentale, ce qui passait par la construction d’un gazoduc depuis le gisement d’Ourengoï en Sibérie. Un consortium fut alors constitué, comprenant plusieurs filiales européennes d’entreprises américaines.
Cependant, l’administration américaine était décidée à bloquer un projet qui renforçait la dépendance européenne aux hydrocarbures soviétiques et devait amener des devises à l’URSS. Suite à l’instauration de la loi martiale en Pologne en décembre 1981, le président Ronald Reagan décréta des sanctions économiques contre l’URSS, notamment dans le secteur énergétique, qui s’imposaient également aux filiales américaines à l’étranger. Cela n’empêcha pas la signature du contrat avec les Soviétiques et la Communauté européenne réagit aux pressions américaines par des mesures radicales, comme la réquisition des entreprises qui prétendaient appliquer les sanctions américaines ou la menace de poursuites pénales contre elles.
Après une phase de grande tension, où les États-Unis révoquèrent les licences d’exportation de certaines entreprises européennes, l’évolution de la situation politique (avec la libération de M. Lech Walesa en Pologne) permit un apaisement : les États-Unis levèrent leurs sanctions et rétablirent les licences européennes suspendues.
Sous la Guerre froide, le Grand jeu énergétique, déjà... Mais ce qui frappe, c'est évidemment la réaction furieuse du Vieux continent. La construction européenne, projet américain dès le départ, n'en était qu'à mi-chemin dans les années 80 : CEE non fédérale, institutions sans réel pouvoir, Etats qui avaient encore leur mot à dire etc. Bref, une Europe qui, si elle s'était engagée en catimini sur le chemin de ce qu'elle allait devenir, à savoir une simple succursale états-unienne, n'était pas encore suffisamment intégrée pour suicider les intérêts européens au profit de tonton Sam. Sur l'événementiel de la méchante passe d'armes euro-américaine lors de cette affaire de gazoduc, on pourra lire ceci.
Les choses changent partiellement la décennie suivante (p. 119-120) :
En 1996, le Congrès avait adopté les lois dites Helms-Burton et d’Amato-Kennedy qui sanctionnaient délibérément les entreprises non-américaines qui auraient certaines activités économiques à Cuba, en Libye et en Iran. Ce qui était encore la Communauté européenne avait là-aussi réagi vivement (de même que d’autres pays pourtant très liés aux États-Unis, comme le Canada). La réaction européenne avait comporté :
– l’adoption d’un règlement interdisant aux citoyens et entreprises communautaires de se conformer à ces lois (voir encadré infra pour plus de détail) ;
– une saisine de l’OMC (procédure non aboutie car abandonnée) ;
– la recherche d’une solution politique négociée.
De fait, la réaction européenne avait été efficace : lors du sommet Communauté/États-Unis du 18 mai 1998, les deux parties étaient parvenues à un accord sur la levée des procédures contre les entreprises européennes qui étaient dans le viseur de l’administration américaine (notamment Total pour ses investissements en Iran) et des dispositifs durables de dérogation au profit de ces entreprises, en échange d’engagements européens de principe (tels que tenter de dissuader l’Iran d’acquérir des armes de destruction massive).
Nous sommes alors en plein apogée de l'empire US, après la chute de l'URSS et avant le retour de la Russie et de la Chine. Le traité de Maastricht a été approuvé, l'euro et l'Europe fédérale sont dans les cartons, le noyautage systématique des institutions européennes par Washington commence. Si les pays du Vieux continent se défendent encore, c'est avec un seul bras...
Et nous en arrivons à nos années 2010. L'UE n'est plus que le faire-valoir de l'empire qui peut également, deux précautions valent mieux qu'une, se reposer sur ses hommes de paille à la tête des Etats : les fameux partis dits "de gouvernement" (UMPS en France, CDU-SPD en Allemagne etc.) passés au moule des Young leaders. Ainsi, pouvait-on lire en 2012 :
Sur les huit socialistes sélectionnés comme Young Leaders depuis François Hollande en 1996, six rentrent dans son gouvernement cette semaine.
Exit Alain Juppé, Valérie Pécresse, Nathalie Kosciusko-Morizet, Laurent Wauquiez, Jeannette Bougrab... Place à François Hollande, Pierre Moscovici, Arnaud Montebourg, Marisol Touraine, Najat Vallaud-Belkacem, Aquilino Morelle (plume du Président), etc.
« Enfin des têtes nouvelles ! » entend-t-on ici ou là. Nouvelles ? Tout est relatif, quand on sait décrypter la liste ci-dessus : en fait, tous ces « Young Leaders » de l’UMP ont laissé la place à des « Young Leaders » du Parti socialiste. Car François Hollande et Pierre Moscovici depuis 1996, Marisol Touraine et Aquilino Morelle depuis 1998, Arnaud Montebourg depuis 2000 et Najat Vallaud-Belkacem depuis 2006, sont tous des « Young Leaders ».
Tous ont été minutieusement sélectionnés et « formés » par ce très élitiste réseau Franco-Américain, inconnu du grand public, sponsorisé entre autres par la banque Lazard. En d’autres termes, ils ont tous postulé et se sont fait parrainer pour être admis à suivre ce programme phare mis en place par la FAF, la French American Fondation. La FAF est elle-même un organisme à cheval sur Paris et New-York, créée en 1976 conjointement par les présidents Ford et Giscard d’Estaing. A noter qu’entre 1997 et 2001, John Negroponte présida la FAF, avant de devenir entre 2005 et 2007, sous Georges Bush, le premier directeur coordonnant tous les services secrets américains (DNI), dirigeant l’US States Intelligence Community (qui regroupe une quinzaine de membres, dont le FBI et la CIA).
[...] Young Leaders des médias, aujourd’hui actionnaires ou directeurs des principales rédactions, ces copains de promo de certains de nos nouveaux ministres pour certains d’entre eux : de Laurent Joffrin (Nouvel Observateur) à Denis Olivennes (Europe 1, Paris Match et du JDD), en passant par Matthieu Pigasse, Louis Dreyfus et Erik Izraelewicz (Le Monde)…
L'on comprend mieux certaines choses, n'est-ce pas ? La russophobie primaire de l'imMonde ou du Nouvel Oups, l'américanolâtrie d'un Juppé ou d'un Hollande... Mais revenons à notre UE, désormais phagocytée par Washington. Trente ans après la résistance opiniâtre à propos du gazoduc sibérien, on apprend que :
La Commission aura son mot à dire sur les contrats de gaz signés avec des pays tiers
Un accord politique a été trouvé mercredi entre le Parlement et le Conseil européens pour permettre à la Commission d'évaluer au préalable les contrats de fourniture de gaz ou de pétrole entre un pays de l'UE et un tiers, a annoncé l'exécutif européen.
La nouvelle réglementation prévoit qu'un pays membre devra notifier à la Commission les accords intergouvernementaux dans le domaine du gaz et du pétrole avec des pays hors de l'UE avant leur conclusion.
La notification ex ante devient donc obligatoire et selon le nouveau règlement, les accords ne pourront être conclus qu'une fois l'opinion de la Commission connue - et prise en compte le plus possible.
"Un accord entre le Parlement et le Conseil pour permettre à la Commission..." Où sont donc passés les Etats ? 1982 - 1996 - 2016, la gradation est évidente : plus la construction européenne avance, plus la soumission du Vieux continent aux intérêts US est poussée.
Aujourd'hui, ce château de cartes est en péril et ce blog l'a suffisamment documenté ces derniers mois, ce qui ne démonte apparemment pas les jusqu'au-boutistes. Les vassaux de l'empire tentent-ils un dernier baroud d'honneur avant que l'inévitable principe de réalité ne revienne en force ?