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Il y a quarante-sept ans jour pour jour mourrait assassiné Pier Paolo Pasolini, l'un des plus célèbres cinéastes italiens de l'après-guerre. Quel peut bien être le rapport avec le Grand jeu ? se demanderont ceux qui n'ont pas lu le livre de votre serviteur. Il y a pourtant visiblement un lien, où se mêlent or noir, attentat, URSS, services secrets, pipeline et guerre froide :

Quand le Grand Jeu sent le pétrole, la CIA n’est jamais loin… Le 27 octobre 1962, Enrico Mattei, flamboyant directeur de l’ENI, la compagnie italienne des hydrocarbures, meurt dans un mystérieux accident aérien, vraisemblablement causé par l’explosion d’une bombe à bord de son avion près de Milan. Il s’était fait connaître en proposant des accords très avantageux pour les pays producteurs de pétrole, négociant souvent un partage des bénéfices à 50/50. Jusqu’ici, le Moyen-Orient était exploité sans vergogne par les majors anglo-saxonnes, regroupées en un cartel qui ne disait pas son nom : les Sept Sœurs.

C’est dans un vénérable château écossais, lors d’une partie de chasse au coq de bruyère, qu’eut lieu le 28 août 1928 un véritable partage du monde. Lors de ce Yalta pétrolier, les dirigeants de la Royal Dutch-Shell, de la Standard Oil (future Exxon) et de l’Anglo-Persian (BP), ensuite rejoints par Chevron, Texaco, Mobil et Gulf Oil, s’accordèrent sur les zones d’exploitation, les prix, le transport. Ce pacte secret laissait dans l’ignorance la plus totale les pays producteurs, dont la fonction se résumait en une phrase : fournir, sans poser de questions, du pétrole abondant et bon marché. Trente ans plus tard, avec ses propositions révolutionnaires, Mattei compromet gravement le monopole des Sept Sœurs et menace, in fine, le contrôle des flux énergétiques mondiaux par Washington.

Il aggrave son cas en se rendant, en pleine Guerre froide, à Moscou où il négocie un accord d’importation de pétrole soviétique et la construction d’un pipeline. Il prophétise la fin prochaine du monopole américain sur le précieux naphte, provoquant l’ire de l’Otan et des États-Unis. La CIA commence alors à le surveiller de très près tandis que la pression diplomatique s’accentue sur les autorités italiennes. Les projets de l’ENI sont présentés comme une « grave menace à la sécurité de l’Occident », petite phrase très familière à nos oreilles : ce sont mot pour mot les termes employés de nos jours [2020, ndlr] à propos du gaz russe…

Fait intéressant, la politique de Mattei provoque en Italie un examen de conscience national que nous connaissons bien aujourd’hui, à l’heure où les sanctions européennes contre la Russie, décidées par et pour Washington, coûtent très cher au Vieux Continent. En 1960, une grande partie de l’industrie transalpine se sent en effet bridée par l’allégeance de Rome à l’Occident, qui l’empêche de faire des affaires : la "protection" américaine se double d’une vassalité qui interdit de commercer librement avec les adversaires du suzerain. Par ses ouvertures, Mattei pourrait entraîner derrière lui une partie des milieux d’affaires italiens voire européens.

Le point crucial reste cependant l’or noir et l’obsession américaine de contrôler la géopolitique du pétrole par le biais des Sept Sœurs et de leurs cousines occidentales. Le patron de la compagnie soviétique d’hydrocarbures, un certain Gurov, résume alors parfaitement la situation : « L’exploitation pétrolière est le fondement de l’influence politique occidentale dans le tiers-monde, de ses alliances et de ses bases militaires. Si ce fondement se fissure, c’est l’édifice tout entier qui commencera à chanceler puis à s’écrouler. » La CIA a-t-elle assassiné Enrico Mattei ? Nous ne le saurons peut-être jamais, d’autant que le condottiere s’était fait des ennemis par ailleurs. Une chose est sûre : après la mort de son charismatique président, l’ENI change totalement de cap et se range sagement derrière l’hégémonie anglo-saxonne.

L’histoire ne s’arrête pas là. En 1975, le célèbre écrivain-cinéaste Pasolini est retrouvé sauvagement assassiné sur une plage. Très vite, les enquêteurs estiment impossible la thèse du tueur solitaire si opportunément arrêté et ils s’étonnent de l’intrusion des services secrets dans le cours de leurs investigations. Ces doutes sont confirmés par de récentes publications. En 1975, Pasolini met la dernière main à son roman Pétrole, pour lequel il avait longuement enquêté sur la mort de Mattei et la disparition, en 1970, d’un journaliste, De Mauro, qui travaillait lui aussi sur l’attentat. Bien qu’amputé d’un chapitre mystérieusement disparu, l’ouvrage paru à titre posthume met en cause les services secrets et Eugenio Cefis, successeur de Mattei à la tête de l’ENI et membre de la loge P2.

Cette loge, sorte d’État dans l’État, rassemble le gotha italien jusqu’à son démantèlement dans les années 1980, suite à plusieurs scandales retentissants. Députés et ministres, banquiers, journalistes influents, magistrats, chefs des services secrets, industriels ou officiers supérieurs s’y côtoient allègrement et, dans ce marigot de corruption et de népotisme, les liens avec la CIA ou la mafia sont notoires. Un livre récent établit le lien entre les trois assassinats et affirme que Pasolini et De Mauro ont payé de leur vie leur trop grande curiosité dans l’affaire Mattei, l’homme qui avait fait trembler la suprématie pétrolière américaine.

 

Tag(s) : #Histoire, #Europe, #Pétrole

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