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... vienne la nuit, sonne l'heure, les jours s'en vont, le gaz demeure. Quittons momentanément le Moyen-Orient en incandescence ou l'empire en proie à une élection qui pourrait tout bouleverser, et promenons-nous avec Apollinaire du côté de la Caspienne.

Le satrape turkmène, le spectaculairement nommé Gurbanguly Berdymukhamedov, a rendu une visite aussi inopinée que mystérieuse à Moscou, sa deuxième seulement depuis qu'il est à la tête de son pays. "Elu" président en 2007, il remplaça alors un autre grand excentrique, le turkmenbachi Niazov, qui était allé jusqu'à renommer le mois d'avril du nom de sa mère et dont les lumineuses réflexions étaient attentivement étudiées dans toutes les écoles. Rodin n'a qu'à bien se tenir...

Cela n'empêchait évidemment pas les Etats-Unis et leurs toutous eurocratiques, par ailleurs tellement amoureux des droits de l'homme à ce qu'on nous dit, de courtiser le liderissimo d'Achgabat. Les gazoducs doivent y être pour quelque chose...

Avec la Russie, l'Iran et le Qatar, le Turkménistan fait en effet partie du carré d'as de l'or bleu, quatuor dont les fabuleuses réserves de gaz représentent jusqu'à 2/3 des réserves mondiales selon certaines estimations. Dès la chute de l'URSS, les Américains, soucieux d'enfoncer un coin au coeur du Heartland, ont vu dans le pays des Turkmènes une carte à jouer pour leur grand projet de désenclavement des richesses énergétiques de la Caspienne. N'est-ce pas Dick Cheney, futur vice-président de Bush junior et grand pétrolier devant l'éternel, qui déclarait en 1998 :

« A ma connaissance, l'émergence soudaine d'une région comme la Caspienne en tant qu'acteur stratégique n'a pas d'équivalent historique. »

Le plan US consistait (et consiste toujours si tant est qu'il se réalise un jour) à créer deux routes d'évacuation - une à l'ouest et l'autre au sud-est (en bleu sur la carte), court-circuitant comme de bien entendu la Russie et l'Iran et divisant l'Eurasie :

La route ouest, vieux serpent de mer, est connue aujourd'hui sous le nom de corridor caspien, auquel font toujours semblant de croire les euronouilles. Seul problème et de taille : pour que le gaz turkmène suive le chemin du BTC et aille alimenter l'Europe via l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, il faudrait construire un pipeline sous-marin, ce que refusent absolument deux des cinq pays riverains, à savoir la Russie et l'Iran.

Votre serviteur suit avec intérêt chaque Sommet de la Caspienne qui réunit, outre Moscou et Téhéran, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan, donc. On y discute de divers points et, lors du sommet de 2014, Poutine a réussi l'exploit de couper l'herbe sous le pied de l'empire en faisant signer un accord interdisant toute présence militaire étrangère autour de la Caspienne. Bye bye OTAN... Quand on sait qu'au temps de sa splendeur, Washington avait déclaré la zone d'importance stratégique nationale, envisageait d'établir une base en Azerbaïdjan et pensait plus généralement pouvoir détacher l'Asie centrale de Moscou, on mesure la dégringolade impériale.

En mars 1999, au moment même où les premières bombes s'abattaient sur la Serbie et quelques jours avant que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ne deviennent membres de l'OTAN, le Congrès américain approuva le Silk Road Strategy Act, ciblant ni plus ni moins huit ex-républiques de l'URSS - les trois du Caucase et les cinq -stan d'Asie centrale. Derrière la novlangue de rigueur, le but était de créer un axe énergétique Est-Ouest et d'arrimer fermement ces pays à la communauté euro-atlantique. Dans le collimateur, même si cela n'était pas dit explicitement : Moscou et Pékin.

Mars 1999 ou la folie des grandeurs américaine... Europe de l'est, Balkans, Caucase, Asie centrale : la Russie serait isolée sur tout son flanc sud et l'Eurasie divisée pour toujours.

C'est tout sauf un hasard si l'Organisation de Coopération de Shanghai fut créée deux ans plus tard, en réaction aux prodigieuses velléités de l'empire. Quinze ans après, où en sommes-nous ? L'Europe orientale est certes passée sous la coupe états-unienne mais pas le Caucase, la Turquie s'éloigne inexorablement, l'Asie centrale est solidement amarrée à l'OCS, le Pakistan est perdu, le couple sino-russe plus soudé que jamais, l'Iran en passe de le rejoindre, l'Afghanistan un indéfinissable merdier ayant coûté des centaines de milliards de dollars pour rien... Sans compter la banque des BRICS, la dédollarisation, l'UE qui tangue, la poussée russe au Moyen-Orient, la perte ou l'éloignement d'alliés traditionnels (Philippines, Israël, Egypte, Irak, Arabie saoudite même). N'en jetez plus ! Guère étonnant que Zbig veuille jeter l'éponge...

Mais revenons à nos petites sauteries caspiennes. Le point d'achoppement entre les cinq pays riverains est le statut à donner à l'étendue d'eau : lac ou mer ? De là découle en effet la possibilité ou non d'y faire passer des pipelines. On comprend aisément que Achgabat et Bakou militent pour un droit maritime s'appliquant intégralement et permettant des négociations bilatérales pour la construction du fameux gazoduc transcaspien. Mais les deux vrais patrons - l'Iran et la Russie - s'y opposent, Téhéran allant même plus loin que Moscou en demandant à ce que toute décision concernant la Caspienne soit prise à l'unanimité. En 2008 déjà, les Iraniens avaient mis leur veto, torpillant de fait le projet Nabucco, arguant du "danger écologique". L'argument prête à sourire mais montre que notre passionnant Grand jeu relève aussi de considérations juridiques (le droit de la mer) ou environnementales.

NB : Sur toutes ces questions du statut de la Caspienne et l'historique de la dispute, on lira avec profit cette excellente analyse.

La route ouest étant quasi certainement définitivement bloquée pour le gaz turkmène (rendant illusoire le corridor sud rêvé par les eurocrates, comme nous l'avons expliqué à de nombreuses reprises sur ce blog), reste la route sud-est, autre mirage s'il en est. Le fameux TAPI, gazoduc devant passer par le Turkménistan, l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde. Celui-ci aussi, nous l'avons évoqué plusieurs fois...

Le projet débute dans les années 90, l'âge d'or de l'empire (ou de la folie impériale) comme nous l'avons vu plus haut. Chose curieuse, c'est une compagnie argentine, Bridas, qui la première en eut l'idée. Très vite cependant, la texane Unocal rejoignait la danse, supportée par les poids lourds du lobbying diplomatico-énergétique US ainsi que par la famille royale saoudienne (présence de Delta Oil dans le consortium). Le petit poucet Bridas réagit alors en s'alliant avec une autre compagnie saoudienne, Ningarcho, alignée sur le prince Turki el-Faisal, le tout-puissant chef des services secrets de Riyad, puis fusionnant l'année suivante avec l'américaine Amoco, elle-même liée à BP.

Voilà qui rééquilibrait singulièrement le poids des lobbyistes. D'un côté, l'alliance Bridas-Ningarcho-Amoco-BP soutenue par Turki, Brzezinski (conseiller d'Amoco !) ou encore James Baker, l'ami de toujours de la famille Bush. De l'autre, Unocal, parrainée par Dick Cheney, le roi Fahd, Kissinger (conseiller d'Unocal !), Hamid Karzaï (futur président afghan) ou Armitage. L'establishment américain mais aussi saoudien étaient divisés : un vrai panier de crabes...

La passe d'armes déjà complexe était rendue encore plus ardue par la confusion et les intrigues sur le terrain. Le Pakistan et le Turkménistan de notre fameux Niazov (celui qui aimait tant sa maman) furent retournés par Unocal après d'intenses séances de "persuasion". Restait l'Afghanistan où Bridas possédait encore une longueur d'avance. Ben Laden lui-même s'en était mêlé, conseillant à ses hôtes talibans de signer avec la société argentine. Mais les enturbannés du mollah Omar préféraient attendre et faire monter les enchères ; c'est à cette époque qu'une délégation talibane fut invitée au Texas et à Washington (ainsi qu'à Buenos Aires pour bien faire).

Elu fin 2000, Bush junior prit le parti d'Unocal et relança les négociations avec les Talibans, mais celles-ci butèrent sur les frais de transit exigés par les "étudiants" en théologie. Furieuse, l'administration américaine envoya un émissaire de la dernière chance début août 2001 pour rencontrer une ambassade talibane à Islamabad. C'est au cours de cette réunion qu'aurait été prononcée cette fameuse phrase : "Acceptez notre tapis d'or ou nous vous enterrerons sous un tapis de bombes". Un mois plus tard, les tours du World Trade Center tombaient et il n'était plus question de négociations ni de tapis d'or...

Mais de TAPI de gaz, il était toujours question ! Certains des principaux soutiens d'Unocal étaient installés au pouvoir (Karzaï à la présidence, Khalilzad comme envoyé spécial puis ambassadeur US à Kaboul) avec pour mission de mener le projet à bien. Toutefois, ce n'est pas pour rien que l'Afghanistan est surnommé le tombeau des empires. Quinze ans après, la guerre fait toujours rage, les Talibans contrôlent des provinces entières tandis que l'Etat Islamique a réussi à s'implanter partiellement. Dans ces conditions, faire passer un gazoduc est aussi probable que de voir le Vatican battre la Nouvelle-Zélande dans un match de rugby...

Exit, donc, la route sud-est, même si Washington et ses officines font encore semblant d'y croire. L'ours peut dormir sur ses deux oreilles. De toute façon, le gaz turkmène alimente désormais principalement la Chine (en rouge sur notre première carte). Le CAC (Central Asia-China) a été inauguré en 2009 et des lignes supplémentaires ont été ajoutées les années suivantes, pour une capacité totale de 55 Mds de m3 par an. Du moment que ça se passe au sein de l'OCS, ça ne gêne pas vraiment les Russes qui ont d'ailleurs débuté les gigantesques chantiers du Force de Sibérie et de l'Altaï, contrats monstrueux signés en 2014 et 2015. L'appétit énergétique du dragon et sa volonté de remplacer impérativement le charbon qui rend ses villes invivables sont tels que ces trois gazoducs ne se feront pas concurrence. Il se peut même qu'ils ne suffiront pas.

Afin de déjouer les plans de l'empire et ne pas perdre ses parts de marché européen, Gazprom avait pris l'habitude d'acheter d'importantes quantités de gaz turkmène. Mais à mesure que les routes soutenues par Washington (pipeline transcaspien et TAPI) se révélaient de plus en plus illusoires et que l'or bleu d'Achgabat prenait le chemin de la Chine, Gazprom a peu à peu réduit ses achats qui approchent maintenant du 0 absolu.

C'est sans doute dans ce contexte qu'il faut replacer la visite de notre ami Gurbanguly Berdymukhamedov à Moscou. En attendant d'éventuelles reprises d'achats de gaz (clin d'oeil humiliant envers les Américains), quelques projets semblent dans les tuyaux :

- L'établissement d'un corridor de transport nord-sud. Intéressant, car à mettre en parallèle avec le projet Russie-Azerbaïdjan-Iran dont nous avions parlé il y a trois mois. La Caspienne deviendrait alors l'un des points nodaux du vaste réseau de flux d'échanges eurasiatiques qui se met en place avec les routes de la Soie chinoises.

- Partenariat renforcé entre la Russie et le Turkménistan, pourtant très attaché à sa neutralité et seul -stan à ne pas faire partie de l'Organisation de Coopération de Shanghai.

Là comme ailleurs, l'Eurasie est en marche et l'empire maritime n'y peut rien.

Tag(s) : #Asie centrale, #Russie, #Gaz, #Histoire, #Etats-Unis, #Caucase, #Chine

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