Le monde s'est réveillé sur la nouvelle de violents affrontements dans le Haut-Karabagh ayant déjà fait plusieurs dizaines de morts. La situation étant quasiment un copié-collé de la flambée de tensions de 2016, citons notre billet de l'époque :
La situation dégénère sérieusement au Caucase entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Erevan reconnaît 18 soldats tués et Bakou 12, sans compter les hélicoptères et chars détruits des deux côtés, lors des violents affrontements qui ont soudain éclaté dans le Haut-Karabagh.
Cette région est une pomme de discorde entre les deux pays depuis l'éclatement de l'URSS et même un peu avant (1988). Enclave arménienne en Azerbaïdjan, réclamant son rattachement à l'Arménie, elle se proclama indépendante en 1991, marquant le début d'une guerre qui fit environ 25 000 morts. Depuis 1994, le Nagorno-Karabadh est de facto contrôlé par l'Arménie mais aucun traité de paix n'a été signé et Bakou revendique ses droits sur la région.
Des escarmouches ont régulièrement lieu sur la ligne de cessez-le-feu mais la flambée de violence de ce week-end interroge : il s'agit des plus importants combats depuis 1994 et aucun des deux pays ne veut reculer. Tandis qu'Erevan met en alerte son aviation, Bakou se dit prêt à une solution militaire. Diantre. Comme si la zone ne connaissait pas suffisamment de conflits... Guerre civile turco-kurde juste à l'ouest, guerres syrienne et irakienne à quelques encablures au sud, conflits gelés en Géorgie voisine (Ossétie du sud et Abkhazie), crise ukrainienne à l'horizon septentrional.
Alors qu'Arméniens et Azéris se renvoient la faute, Poutine a compris le danger et appelle à un cessez-le-feu immédiat tandis que Lavrov use de son entregent pour ramener les deux parties à la raison. Car la Russie est un peu en porte-à-faux sur la question : alliée de l'Arménie où elle a des bases, elle ne veut pas s'aliéner l'Azerbaïdjan, lui-même en froid avec l'Occident ces derniers temps. Les Russes ont une intéressante carte à jouer, mais la condition sine qua non est le gel du conflit du Nagorno-Karabagh, évitant à Moscou de prendre ouvertement parti.
A qui profite donc le crime, en l'occurrence le net regain de tension ? Pas à l'Occident en tout cas, qui appelle comme le Kremlin à une cessation immédiate des hostilités. L'Azerbaïdjan est le point de départ du BTC qui amène le pétrole caspien en Méditerranée en squizant la Russie, grande victoire énergétique des Américains au début des années 2000. Quant à l'Arménie, même si elle est dans l'orbite russe, Washington ne voudrait pas tout à fait la perdre, sachant également que le petit pays caucasien chrétien bénéficie d'un capital sympathie évident dans les opinions publiques occidentales.
Qui alors ? Et si c'était Erdogan... Ankara a immédiatement assuré Bakou de son soutien moral. Rien de plus logique : l'Arménie est l'ennemi historique tandis que l'Azerbaïdjan, malgré qu'il soit chiite, est un pays cousin, de population et de culture turciques. Chose intéressante, le sultan fait ici passer le fait national avant le fait religieux, lui qui a pourtant, selon le roi de Jordanie, des rêves de "sunniser" le Moyen-Orient (nous reviendrons dans un prochain billet sur les déclarations explosives du roi Abdallah).
Le vice-président de la Douma a en tout cas embrayé, dénonçant une "troisième force" à l’œuvre derrière la récente flambée de tension. S'il n'a pas nommé la Turquie, l'accusation est claire comme un verre de vodka (ou d'arak en l'occurrence) : "La force qui continue d'attiser les flammes au Moyen-Orient, en Asie centrale et au Caucase n'est pas satisfaite de nos réussites et de celle de nos alliés dans la lutte anti-terroriste en Syrie et joue à exacerber du conflit du Nagorno-Karabagh". Info, intox ? Difficile à dire en ces temps incertains nimbés de mystère...
Non seulement l'incontrôlable sultan a mis de l'huile sur le feu, mais il est cette fois partie prenante, envoyant ses proxies "modérés" syriens combattre pour Bakou. C'est lui et lui seul qui est derrière cette brusque dégradation, mettant comme en 2016 Russes et Américains dans un embarras dont ils se seraient bien passés. Dans un rare exercice d'unanimité, Moscou et Washington, mais aussi Téhéran et l'OTAN appellent tous à l'arrêt immédiat des hostilités.
Si ce conflit ne trouve en effet pas son origine dans le Grand jeu, il pourrait par contre avoir de grandes conséquences. Les deux grands sont en porte-à-faux, comme nous l'avions expliqué plus haut, et doivent mesurer avec minutie chacun de leurs mouvements dans cette difficile mêlée caucasienne. L'Iran aussi, tiraillé entre son "alliance" historique avec l'Arménie (guerre de 1994) et le corridor Russie-Azerbaïdjan-Iran, plus nécessaire que jamais en ces temps de sanctions.
N'ayant rien à perdre et choisissant la fuite en avant dans un contexte de dégringolade économique intérieure, l'électron libre d'Ankara a décidé d'ouvrir un nouveau front. Bloqué en Libye (on n'entend d'ailleurs plus trop les laudateurs qui nous annonçaient sans rire la prise de tout le pays il y a quelques semaines encore), il a envoyé ses proxies néo-ottomans dans le Caucase, compliquant encore un peu plus l'échiquier eurasien.