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La semaine écoulée a vu en Syrie d'importantes évolutions, parfois assez étonnantes. Ces événements prennent place dans une subtile construction à plusieurs niveaux qui, telles les poupées russes, cachent l'échelon suivant. Reste à savoir qui sera le dindon de la farce et qui, à l'inverse, tirera les ficelles de tout ce bel édifice.

Premier niveau : carte blanche universelle

Un feu vert tacite et général semble avoir été donné à tout le monde, résultant en une triple offensive simultanée aux aspects parfois curieux.

  • Alep

Aucune surprise ici. Les Syro-russes ont ouvert les vannes pour reprendre la grande ville du nord et plus rien ne les arrêtera. Poutine avait peut-être fait preuve de retenue durant quelques semaines en attendant l'élection de Trump, comme nous l'envisagions :

Ajoutons pour finir que la modération de Poutine autour d'Alep ces derniers temps (deux semaines sans bombardements russes, y compris au plus fort de l'offensive barbue sur le secteur ouest de la ville) avait peut-être pour but de ne pas prêter le flanc à la propagande de la MSN jusqu'à l'élection présidentielle américaine, dans l'espoir que Trump soit élu et s'entendre ainsi avec lui. Désormais, l'offensive peut reprendre.

Elle a repris et en 3D. L'attaque djihadiste sur Alep-ouest s'est terminée en fiasco et les loyalistes contre-attaquent partout, avançant vers la dernière province encore tenue par les barbus modérément modérés. L'aviation russe est en mode Terminator et l'enfer se déverse du ciel, à Idlib, au sud-ouest d'Alep, au nord-ouest et sur les routes de ravitaillement. Les bombardiers stratégiques et les missiles Kalibr sont également de la partie. A noter que cela intervient après une conversation téléphonique Poutine-Trump au cours de laquelle le Donald n'aurait fait aucune objection à l'opération russe. Et si quelque Folamour du Pentagone aurait l'idée saugrenue de provoquer Moscou, les S-300 ont été redéployés autour d'Alep.

Ces bombardements préparent la grande offensive générale de l'armée syrienne et de ses alliés, sécurisant définitivement Alep et pénétrant le dernier grand fief insurgé :

Que de chemin parcouru depuis 2013...

Les djihadistes ont affecté beaucoup de moyens humains et matériels dans leur offensive de la dernière chance en octobre et leur moral est maintenant indéniablement miné. La débandade peut donc être relativement rapide même s'il convient, comme toujours, de rester prudent.

Quant à l'enclave rebelle d'Alep-est, son tour est venu et les opérations préliminaires ont même déjà commencé. L'on peut toutefois se demander si, tactiquement parlant, il ne serait pas préférable de laisser pourrir la situation jusqu'à ce que l'enclave tombe d'elle-même. Les civils commencent en effet à se révolter contre Al Nosra & Co, chose que vous ne lirez évidemment jamais dans la presstituée occidentale.

Les manifestations ont été durement réprimées (27 morts) tandis que les "modérés" chers à l'Occident saoudisé minent les couloirs d'évacuation humanitaires afin d'empêcher les civils de fuir. Une attaque loyaliste permettra peut-être de ressouder ce panier de crabe barbu et retarder l'inéluctable, mais le sort d'Alep semble de toute façon réglé.

  • Al Bab

C'est la surprise du chef. Nous avions montré l'importance primordiale de cette petite ville perdue au fin fond de nulle part, jamais aussi fameuse qu'à l'heure actuelle :

Tous les chemins mènent à Al Bab. C'est une véritable course poursuite entre les Kurdes d'Efrin et l'ASL sultanisée, qui suivent des routes parallèles et n'hésitent pas à se faire des crocs-en-jambe au passage. L'objectif stratégique kurde est de faire la jonction entre leur partie occidentale (Efrin) et leur partie orientale (région de Manbij, conquise de haute lutte contre Daech et dont ils ne sont finalement pas partis) pour établir leur rêvé Rojava. Le but des Turcs est de les en empêcher à tout prix. Le tout sur fond de reflux daéchique.

Stupeur il y a quelques jours : les Kurdes d'Efrin (ouest, en jaune) se sont inexplicablement arrêtés tandis que l'ASL parrainée par Ankara (en vert) arrivait à 2 km de la ville. Carte au 14 novembre :

Après une série d'attaques et de contre-attaques - au cours desquelles Daech a d'ailleurs, ô délicieuse ironie, détruit quelques tanks turcs à coups de missiles antichars fournis auparavant par... Ankara ! - l'ASL et leur protecteur ottoman sont en passe d'entreprendre le siège d'Al Bab, enfonçant un coin entre les deux enclaves kurdes (en jaune sur la carte), mettant ainsi à mal le rêve d'un Rojava autonome. Nouvelle ironie dans cette guerre qui n'en manque pas : c'est l'offensive des YPG (appelons-les Kurdes orientaux) sur Raqqa, la capitale de l'EI plus à l'est, qui a poussé les petits hommes en noir à dégarnir le front d'Al Bab, permettant l'avancée de l'ASL d'Erdogan.

  • Raqqa

Car cette offensive est bien étrange. Que diable viennent faire les Kurdes en plein sunnistan arabe, dans une région qui ne les concerne aucunement et qui, Daech ou pas, risque de très mal les recevoir ? Si l'EI exagère sans doute les pertes des YPG (198 tués selon eux), il est clair que la campagne est difficile et meurtrière. Et encore longue, puisque les combats ont pour l'instant lieu à une bonne cinquantaine de kilomètres de la capitale califale.

Il n'y a aucun intérêt stratégique pour les Kurdes à aller à Raqqa, sauf à rouler pour les Américains. Il est temps de déboîter notre deuxième matriochka...

Second niveau : les coulisses

C'est souvent là que tout se joue, peut-être encore plus au Moyen-Orient qu'ailleurs. Le formidable jeu de poker menteur syrien permet à peu près toutes les hypothèses : entente russo-turque sur le dos de Washington, américano-russe voire américano-russo-kurde sur le dos d'Erdogan, syro-turque sur le dos des Kurdes ou au contraire syro-kurde sur le dos du sultan. Tout est possible et l'élection du Donald vient encore compliquer la donne...

Quelques éléments tout de même pour y voir plus clair. Premier point : les grands perdants de la triple offensive sur Alep, Al Bab et Raqqa sont respectivement les djihadistes "modérés", les Kurdes d'Efrin et Daech. Par contrecoup, le grand vainqueur est l'axe Damas-Moscou qui voit deux de ses adversaires en mauvaise posture.

C'est d'ailleurs un point à ne pas négliger. Dans les complexes arabesques que nous voyons se dessiner, il y a sans doute un calcul tactique très terre-à-terre, à la Sun Tzu : faire faire le sale boulot par un tiers. En se sacrifiant pour affaiblir l'EI, l'ASL turquisée et les Kurdes orientaux travaillent en réalité pour les Syriens et les Russes. A condition qu'ils n'aillent pas trop loin dans leur offensive et n'atteignent pas le point d'irréversibilité. Compliqué...

L'empire pré-Donald envoyait comme à son habitude des signaux extrêmement contradictoires, par exemple sur le futur de Raqqa libérée (relevons dans ce qui suit l'arrogance au carré des Américains qui considèrent les Kurdes comme leurs créatures et préparent déjà l'après-Daech comme si la campagne allait être une promenade de santé). Le Département d'Etat affirmait que les forces militaires extérieures se retireraient et qu'il n'était pas question d'une zone semi-autonome (en clair, la région reviendrait sous l'égide de Damas). Au même moment, les faucons du Pentagone - notamment l'agité du bocal Joseph Dunford - déclaraient sans ambages :

La coalition et la Turquie travailleront ensemble sur un plan à long terme visant à prendre, tenir et gouverner Raqqa.

Dix jours plus tard (effet Trump ?), les Etats-Unis annoncent qu'ils retirent leur (relatif) soutien à l'ASL d'Erdogan en route vers Al Bab. C'était dans les tuyaux et nous avions été parmi les premiers à rapporter un incident révélateur il y a deux mois :

Dans l'extrême-nord syrien, des soldats US accompagnant l'armée turque se sont vu forcés de quitter un village après avoir été menacés par les rebelles modérément modérés de l'Armée Syrienne Libre. Parmi les joyeusetés entendues : "On va vous massacrer", "Vous êtes des porcs, des infidèles, des croisés". Bien entendu, ne vous attendez pas à en trouver un seul mot dans le marigot journalistique. Cet épisode est toutefois intéressant en ce qu'il pourrait acter le lâchage définitif de la rébellion par Washington.

Nous y voilà... Le mouvement ne pourra que s'accélérer une fois en place Trump et son futur conseiller à la sécurité nationale, le général Michael Flynn dont nous avons plusieurs fois parlé et dont les positions russophiles et djihadistophobes sont la hantise de l'establishment impérial (notez les articles très négatifs de la MSN à cette nomination). Assistera-t-on alors à une entente américano-russe sur le dos d'Erdogan, sommé de quitter la portion du nord syrien qu'il occupe après avoir fait le boulot pour Moscou et Damas ? Pas impossible.

A Riyad, on est déjà en mode panique devant la perspective d'un accord entre Washington et Moscou sur la Syrie et le fameux prince Turki, l'ancien mentor de Ben Laden et chef des services secrets saoudiens au moment du 11 septembre, parle de possible "désastre".

Restent les Kurdes : quelle est leur place dans ce tableau de poupées russes imbriquées ? Sentant la situation sans doute bien trop compliquée pour eux, ils viennent de surprendre tout le monde en marchant droit sur... l'ASL et Al Bab ! On parle ici des Kurdes orientaux, ceux sensés libérer Raqqa.

Quel nouveau retournement de situation ! Par rapport à la carte du 14 novembre (voir plus haut), on constate l'inexorable avancée des YPG (flèche jaune). Les deux mâchoires kurdes sont maintenant sur le point de se refermer sur les protégés du sultan qui pensaient prendre Al Bab sans coup férir. De violents combats ont déjà lieu autour de Qabasin (cercle rouge) devant le regard médusé des petits hommes en noir de l'EI, habitués à être le centre de toutes les attentions.

Comme si cela ne suffisait pas, des centaines de soldats de l'armée syrienne sont arrivés à l'aéroport de Kuwaires (carré rouge sur la carte), portant l'effectif total à 5 500 hommes. Trop loin à l'est d'Alep pour y combattre, c'est donc d'Al Bab qu'il s'agit... Trois scénarios sont possibles :

  1. Rester sur place et attendre de voir ce qui se passe, quitte à intervenir à la toute fin contre le dernier survivant (ASL, YPG ou Daech).
  2. Marcher sur Al Bab (flèche rouge en pointillés vers le nord), afin d'empêcher à la fois la jonction kurde et l'avance de l'ASL. Mais les forces semblent trop peu nombreuses pour cette tâche.
  3. Marcher plus à l'est, laissant les Kurdes stopper l'ASL du sultan et réaliser leur jonction.

Personnellement, je penche pour l'hypothèse 3, qui correspondrait parfaitement aux vues de Poutine : utiliser les Kurdes pour stopper les Turcs sans s'aliéner Ankara (Turk Stream + arrêt du soutien aux barbus d'Idlib) après que les uns et les autres aient fait le travail contre Daech. Matriochkas et Sun Tzu mêlés...

Tag(s) : #Moyen-Orient

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