Attardons-nous aujourd'hui sur deux hommes, aux trajectoires diamétralement opposées mais dont le destin a épousé les circonvolutions du Grand jeu et de ses avatars ces dernières années.
A tout saigneur, tout honneur, commençons par le zéro, symbole des contradictions inhérentes de l'empire. Le nom de Jabr al Bakr ne vous dit peut-être rien ; c'est ce Syrien arrêté la semaine dernière en Allemagne alors qu'il prévoyait de faire sauter un aéroport. Dans un grand élan de bisounourserie, la volaille médiatique s'est empressée d'insister sur l'aide des gentils réfugiés pour arrêter le réfugié terroriste. Ouf ! la morale merkelienne est sauve et l'omerta sauvegardée. Parce que derrière, ce n'est pas triste...
On apprend en effet que ce Jabr al Bakr était membre d'Ahrar al-Cham, le groupe rebelle délicieusement "modéré" allié à Al Qaeda en Syrie et, à ce titre, soutenu par la clique occidentalo-saoudienne. Mais le pire est à venir : il faisait également partie des Casques blancs ! Vous savez bien, c'est cette merveilleuse organisation humanitaire qui enchante les officines du système parce qu'elle "sauve" les civils d'Alep des bombardements barbares des gros méchants Syro-russes ("crrrimes de guerre", avec force trémolos dans la voix). Certains boute-en-trains sont même allés jusqu'à réclamer le prix Nobel de la paix pour ces braves Casques blancs.
Jabr al Bakr ou le symbole de tous les bugs de la politique impériale : l'Europe vassale supporte au Moyen-Orient des djihadistes qui la détestent et qui, une fois entrés sur son territoire grâce à la naïveté droit-de-l'hommesque de ses dirigeants (et la bienveillance toute intéressée du grand patronat), s'empressent d'y commettre attentats et tueries. J'en avais déjà parlé dans un billet d'humeur au lendemain des attaques de Paris l'année dernière : rien n'a changé apparemment...
A quelques milliers de kilomètres de là, un héros est mort, lui aussi dans un attentat, ciblé celui-là. L'un des plus célèbres commandants insurgés du Donbass, le fameux Motorola, a été tué hier à Donetsk dans l'explosion d'une bombe placée dans un ascenseur.
Arsen Pavlov de son vrai nom, il a pris les armes dès le printemps 2014 à Slaviansk avant de se battre vaillamment - ses compagnons parlent de "courage aveugle" - dans toutes les grandes batailles de la guerre du Donbass avec son fameux bataillon Sparta : Ilovaïsk (la première déculottée ukrainienne), aéroport de Donetsk, Debaltsevo (la deuxième grande fessée prise par Kiev et qui a accéléré la signature des accords de Minsk)... Ici, Ilovaïsk (l'action commence après 2 minutes) :
La question évidemment sur toutes les lèvres est : qui a fait le coup ? Et là, ce n'est pas si simple...
La première hypothèse consiste à y voir la main des services secrets ukrainiens (SBU) utilisant des groupes de saboteurs, peut-être avec l'aide d'agents d'une certaine puissance bien connue outre-Atlantique... Le leader de la République populaire de Donetsk, Alexandre Zakhartchenko, l'a affirmé de but en blanc : « Porochenko a violé la trêve et nous a déclaré la guerre ». Si ça se confirme, nous assistons alors aux prémices d'un réchauffement du conflit gelé en Ukraine, où la tension est effectivement montée depuis deux mois.
Sauf que cette thèse pose quelques petits problèmes, dont celui-ci : comment se fait-il que le généralement inefficace SBU ait pu placé un dispositif relativement sophistiqué de bombe à distance dans l'immeuble gardé de Motorola ? Et pourquoi s'en prendre à un commandant "à la retraite" et non aux dirigeants politiques du Donbass ? Car ce n'est pas la première fois qu'un tel cas arrive...
L'avantage des médias russes ou novorussiens est qu'ils sont bien plus francs et ouverts que leurs homologues occidentaux où règne l'omerta (on l'a vu plus haut). Plusieurs se posent sans détours et publiquement la question : et si c'était un coup interne ? Ces interrogations sont reprises de manière mesurée et objective par La Tribune de Genève, dont voici l'article en entier :
Un chef des rebelles prorusses tué à Donetsk
«Motorola» a été tué dimanche dans l'explosion d'une bombe. Donetsk accuse le président ukrainien.
Un chef militaire des rebelles prorusses, Arseni Pavlov, plus connu sous son nom de guerre «Motorola», a été tué dimanche dans l'explosion d'une bombe à Donetsk, dans l'est de l'Ukraine, ont annoncé les autorités locales.
Le président ukrainien Petro «Porochenko a violé la trêve et nous a déclaré la guerre», a estimé le «président» de la «République populaire de Donetsk» (DNR), Alexandre Zakhartchenko, dans une déclaration aux journalistes sur place.
L'immeuble où l'explosion s'est produite se trouvait dimanche soir entouré par des camions militaires, un blindé léger et une cinquantaine d'hommes armés. Un soldat portant l'insigne de l'unité Sparta, que commandait Arseni Pavlov, a indiqué que la bombe avait été placée dans l'ascenseur de l'immeuble et avait tué le chef militaire et son garde du corps.
«Soit c'est une opération des services ukrainiens, soit c'est un coup des nôtres», a-t-il déclaré à l'AFP sous couvert de l'anonymat.
D'autres chefs tués
Outre «Motorola», plusieurs chefs de guerre séparatistes considérés comme des adversaires des autorités rebelles ont été tués dans des circonstances troubles, loin des zones où les combats continuent. En 2015, les chefs cosaques Pavel Dremov et Alexandre Bednov «Batman» ont succombé l'un dans un attentat à la voiture piégée, l'autre dans une embuscade.
Le commandant Alexeï Mozgovoï a été lui aussi tué en 2015 dans une embuscade en plein territoire rebelle, une opération des services spéciaux ukrainiens, avaient affirmé les séparatistes.
Arseni Pavlov, qui avait participé aux principales batailles contre les forces ukrainiennes, autour de l'aéroport de Donetsk, à Slaviansk, Ilovaïsk et Debaltsevo, avait déjà échappé à un attentat à la bombe en juin à Donetsk, selon les autorités locales.
Son assassinat intervient alors que les deux régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk ont été ces derniers mois le théâtre de plusieurs attentats, de purges dans les instances dirigeantes et, selon les autorités rebelles de Lougansk, d'une tentative de putsch.
Bombes
Le 22 août, les autorités de la DNR avaient annoncé qu'une bombe avait été désamorcée près du domicile du «président» Zakhartchenko, qui avait déjà été la cible d'un autre attentat en avril, selon la même source.
Le 6 août, une bombe contenant une quinzaine de kg de TNT a explosé au passage du «président» de la «République populaire de Lougansk» (LNR), Igor Plotnitski, qui a été blessé, selon les autorités rebelles.
A la suite de cet attentat manqué, le «vice-ministre de la défense» de la LNR Vitaly Kissilev a été arrêté pour tentative de putsch, ainsi qu'un ex-«Premier ministre» de la LNR, Guennadi Tsypkalov, dont le suicide en détention a été annoncé peu après.
Si l'Ukraine post-Maidan est un invraisemblable merdier, tout n'est pas rose non plus du côté des Républiques séparatistes, question sur laquelle se penchait d'ailleurs un site russophile il y a quelques semaines. La République de Lougansk, notamment, est un véritable panier de crabes et ce n'est sans doute pas un hasard si "Batman" ou Mozgovoï y ont été assassinés dans des conditions mystérieuses sur lesquelles s'interrogent ouvertement les sites pro-russes. L'assassinat de Motorola est par contre plus étonnant, ayant eu lieu dans la république plus "saine" de Donetsk.
Saura-t-on un jour le fin mot de l'histoire ?