La Guerre froide 2.0 bat son plein. L'empire recule, s'accroche, glisse encore, s'hystérise, perd des pions, tente de les rattraper. L'ours le regarde, goguenard et gourmand, avançant ses pièces sous forme de bases, d'alliances, de manœuvres militaires, de retournements diplomatiques.
En Syrie, la semaine écoulée a vu deux décisions importantes : les bases aérienne de Hmeimim et navale de Tartous deviennent permanentes, à durée quasi perpétuelle. Les décrets ont été signés et ratifiés il y a quelques jours. Et comme les Russes ne font jamais les choses à moitié, ces installations seront étendues et largement améliorées - trois rangées de défense anti-aérienne à Hmeimim, systèmes anti-aérien et anti-sous-marins à Tartous - les rendant pratiquement inexpugnables. Pour Moscou, c'est une avancée décisive dans cette nouvelle région stratégique qu'est la Méditerranée orientale.
Comme si ça ne suffisait pas, des photos satellite montrent qu'une nouvelle base aérienne (sans doute temporaire) est en train d'être aménagée dans le centre du pays, spécifiquement destinée à bombarder l'EI. Car la bataille de Mossoul actuellement en cours - et où il se passe d'ailleurs des choses amusantes, nous y reviendrons dans un prochain billet - repoussera les petits hommes en noir vers la Syrie, au grand dam de Damas. Cela a déjà commencé si l'on en juge par les intenses bombardements syro-russes sur l'est du pays la nuit dernière.
Toujours au Moyen-Orient, nous avions évoqué l'utilisation de la base iranienne d'Hamadan par les bombardiers mastodontes TU-22m3 et le fait que Téhéran ne s'opposait pas à l'emploi d'autres pistes d'envol. Depuis, quelques bisbilles sont apparues, non pas sur le fond mais sur la forme ; des députés iraniens ont blâmé le ministère russe de la Défense pour avoir divulgué l'information, véritable coup de tonnerre puisque aucun pays ne s'était jamais vu accorder ce privilège depuis la Révolution khomeïniste de 1979. Le Perse est fier et, officiellement, l'ours n'utilise plus cette base. Derrière ce sauvetage de face, difficile d'imaginer toutefois que l'activité n'a pas repris depuis, mais ça, on ne le saura pas...
Partir d'Iran permet de réduire la distance donc le temps de vol, non seulement pour des raisons d'économie et d'efficacité militaire (moins de fuel donc plus de bombes embarquées) mais aussi et peut-être surtout afin d'échapper à l'espionnage satellite. Chose intéressante, un journal russe accusait alors un "pays tiers" disposant de satellites (vous devinez qui) de fournir des informations en temps réel aux djihadistes sur les vols des bombardiers stratégiques décollant du territoire russe à destination de la Syrie, donnant aux barbus le temps de se déplacer ou de se cacher.
Incidemment, puisqu'on parle de Téhéran, relevons l'étonnante coopération navale italo-iranienne. Un accord a été signé le 29 septembre entre les amiraux des deux pays et des manœuvres conjointes ont été menées près du détroit d'Ormuz, l'un des endroits les plus stratégiques du monde, au sortir du Golfe persique. L'accord stipule en outre que des navires iraniens pourront faire relâche dans des port italiens ! Si l'on nous avait dit ça il y a ne serait-ce que cinq ans... La toujours excellente Caroline Galactéros nous en donne l'une des raisons :
Les Italiens sont favorables à ce que la marine iranienne utilise leurs bases méditerranéennes. Cette décision a pu être motivée par la réduction du nombre de navires de guerre américains amarrés dans les ports italiens. Cela fait presque un an qu’aucun navire américain n’a jeté l’ancre dans un port italien. Rome craint sans doute que Washington ne poursuive sa politique de retrait des forces américaines au Moyen-Orient et par conséquence en Méditerranée, ce qui engendrerait une sous-utilisation des bases navales italiennes.
Ici comme ailleurs, retraite de l'empire qui n'a plus tout à fait les moyens d'entretenir son réseau mondial de bases. La nature ayant horreur du vide, la place est reprise par l'ennemi d'hier et presque encore d'aujourd'hui...
L'on a vu qu'Erdogan, dans une pique toute sultanesque en direction de Washington, avait proposé et reproposé à Poutine d'utiliser la base de l'OTAN d'Incirlik, ce qui n'aurait d'ailleurs pas manqué de sel. Déjà que les F16 turcs en décollent pour bombarder les Kurdes syriens tandis que les avions US partent du même endroit pour les protéger ; si en plus les Sukhois décollent de Turquie pour matraquer l'ASL soutenue par Ankara, imaginez le maelstrom... Pas fou, le Kremlin a décliné.
Il est par contre tout sourire devant les exercices militaires conjoints russo-égyptiens, là encore une première du genre. Sans remonter à Nasser, Le Caire et Moscou sont en harmonie depuis plusieurs années (on se rappelle la visite pharaonesque de Poutine début 2015) et partagent la même position sur le dossier syrien. Le net rafraîchissement des relations entre l'Egypte et les Etats-Unis après 2013 a, loi des vases communicants oblige, pleinement profité à Moscou et l'on parle même maintenant d'une possible base russe en Egypte (Sisi a démenti mais...)
Le Yémen s'y met lui. L'ancien président Saleh, désormais allié aux Houthis chiites pro-iraniens, a proposé en août à la Russie d'utiliser ses ports et aéroports ! Dire qu'il n'y a pas si longtemps, ce même personnage était l'allié de Washington dans la "guerre contre le terrorisme"... L'empire voit un à un ses dominos tomber, que l'ours ramasse avec gourmandise... ou pas en l'occurrence. Chaque chose en son temps semble penser Moscou : d'abord la Syrie, ensuite on verra. Voir un affrontement saoudo-russe dans le ciel yéménite vaudrait pourtant son pesant de loukoums.
En parlant de domino, les Philippines semblent atteindre un point de non-retour. Depuis notre dernier billet, la situation s'est encore envenimée : Duterte a défié la CIA de l'assassiner et s'est félicité que "la Chine et la Russie contrôlent l'arrogance américaine". De violentes manifestations anti-américaines ont eu lieu aujourd'hui à Manille devant l'ambassade US, qui apporteront de l'eau au moulin de l'exalté président philippin :
Celui-ci n'était pas présent : il est en visite officielle en Chine (sa première en dehors de l'ASEAN depuis qu'il a pris ses fonctions en juin), trop occupé à se rapprocher de son nouvel ami Xi, ce dont Pékin se félicite. Il n'est d'ailleurs pas seul puisque pas moins de 250 hommes d'affaires/entreprises l'accompagnent. Changement tectonique de la géopolitique mondiale, la "nation indispensable" cédant inexorablement son emprise face au duopole russo-chinois.
Revenons aux Russes justement. Syrie, Egypte, Iran, Yémen, Turquie... ça ne leur suffit apparemment pas : Moscou est en train d'étudier sérieusement la possibilité de rétablir ses bases de l'ère soviétique à Cuba et au Vietnam, avec évidemment l'accord des pays intéressés.
Hasta la putinación siempre ! semblent penser les Castro, apparemment peu émus par le rétablissement des relations américano-cubaines. La réouverture du centre d'espionnage électronique de Lourdes était dans les tuyaux depuis quelques temps. S'il n'est pas question de présence militaire, sa capacité d'écoute serait une grosse épine dans le pied impérial. Rappelons que grâce à ce centre, l'URSS, alors dans ses ultimes soubresauts, avait tout de même intercepté et connu à l'avance les plans US pour la première guerre du Golfe.
Quant à la base navale de Cam Ranh, il n'est pas impossible que ce soit une demande des Vietnamiens eux-mêmes, inquiets de la flambée de tension en mer de Chine méridionale et comptant sur l'ami russe pour calmer les ardeurs de son allié le dragon.
Le Grand jeu se déroule sous nos yeux, sur le grand échiquier géographique du globe où l'empire recule toujours un peu plus. Il a également lieu sur les ondes, câbles électriques et autres réseaux informatiques de la guerre de l'information.
Le vice Biden, Joe l'Indien pour les intimes, a déclaré la cyber-guerre à la Russie, rien que ça. Venant d'un pays de plus en plus virtuel, il est somme toute assez pratique de ne pas se mouiller sur le terrain réel, mais il n'en reste pas moins que ces menaces sont sans précédent. Le prétexte est toujours le même, éculé jusqu'à la corde : l'agression russe. Tremblez jeunes gens, l'ours aiguise ses canines électroniques, pirate le vénérable et pacifique Parti démocrate, encourage Assange à dévoiler toujours plus le caniveau sur lequel est assise l'hilarante, menace la sécurité de l'élection américaine etc. D'ici à ce que Poutine soit responsable de la disparition des dinosaures... Moscou a en tout cas répondu assez vivement, ridiculisant les accusations états-uniennes.
Et puisqu'on parle d'Assange et de ses révélations, le site Wikileaks a été bloqué afin de sauver le soldat Clinton. Et là, chers amis, ça posera un petit problème métaphysique à certains... L'on apprend en effet que c'est l'ambassade d'Equateur à Londres, dans laquelle est réfugié le Suédois depuis des années, qui lui a coupé l'accès internet. Comment ?!? Correa, l'anti-impérialiste qui ne mâche pas ses mots contre les menées de Washington et les dénonce souvent avec courage... Que vient-il faire dans cette galère ?
Là, je voudrais tout de suite préciser une chose à l'intention du lecteur. Votre serviteur n'a strictement aucune idéologie ni affiliation politique et, de surcroît, ne vote jamais, ce qui lui permet de poser un œil totalement libre sur le monde. Si ce qui suivra embarrassera peut-être certains, ce n'est en aucun cas un appel politique, mais un simple regard, lucide, sur notre époque.
J'ai plusieurs fois abordé dans les commentaires la véritable division de la politique française et, partant, européenne, depuis un demi-siècle et qui transcende la fausse opposition droite-gauche : BO-BO vs LI-LI. D'un côté, la droite bonapartiste et la gauche "bolchévik", qui prend sa naissance dans l'alliance de facto entre De Gaulle et le PCF et court jusqu'à l'actuel duo Le Pen-Mélenchon. Ce courant indéniablement patriote a depuis plus de cinquante ans une certaine idée de l'indépendance nationale et de l'équilibre international, étant très critique vis-à-vis du système impérial américain et de ses alliances pétromonarchiques, préconisant un rapprochement avec la Russie, plus récemment avec l'Iran, Assad etc. Dans les années 60, le grand Charles et les communistes ont fait partir l'OTAN ; en 1991, Georges Marchais et Le Pen père s'opposaient à la guerre du Golfe, rebelote en 1999 et la guerre du Kossovo, jusqu'au copié-collé actuel des positions du FN et du FG sur toutes les questions internationales. Ce qui est vrai en France l'est également en Europe : sur la Syrie, l'Ukraine, la Russie ou le Moyen-Orient, UKIP, Podemos, Syriza, La Ligue du nord, Wildeers disent exactement la même chose. Jamais à court de mépris, la mafia médiatique parle d'alliance, populiste forcément, "rouge-brune".
Car les médias appartiennent tous à l'autre bord, le système LI-LI (droite libérale et gauche libertaire) qui a pris le pouvoir au tournant des années 70 (Giscard + soixante-huitards) et ne l'a plus lâché depuis (UMPS). Ce courant est marqué par un tropisme pro-américain évident. Est-ce un hasard si les maoïstes de Mai 68, peut-être d'ailleurs l'une des premières révolution de couleur de l'histoire de la CIA, sont aujourd'hui les plus fervents supporters des guerres néo-conservatrices (BHL, Cohn-Bendit, Glucksman, Barroso) ? Les LI-LI vouent une admiration béate pour l'UE, l'OTAN et la pax americana, une haine féroce envers Poutine et le monde multipolaire etc. Au fil des décennies, ce système est devenu un tout à peu près cohérent, unifié. Union européenne = médias = OTAN = UMPS = alliance saoudienne = TAFTA = soutien au Maidan ou aux djihadistes syriens...
Jusqu'ici, c'est assez simple et linéaire. Mais les choses se compliquent très vite car l'anti-système a un petit problème : il boite. Si les "bonapartistes" sont prêts à tendre la main aux "bolchéviks" pour faire tomber le système (soutien à Syriza lors de la crise grecque par exemple), la réciproque ne se vérifie jamais. Prisonnière de certaines contradictions idéologiques inhérentes et intensément travaillée par le politiquement correct créé par le système, la gauche de l'anti-système est incapable de faire un pas vers sa droite. C'est assurément ce qui explique la réaction de Correa aux pressions obamesques et la déconnexion de Wikileaks qui a suivi. Vous comprenez, Trump... racisme... xénophobie... les z'heures les plus sombres... Et hop, le tour est joué ! Voilà comment on retourne un pourfendeur pourtant sincère du système impérial US et qu'on l'amène à indirectement supporter l'hilarante candidate néo-conservatrice de ce même système.
Il s'est peu ou prou passé la même chose avec Bernie Sanders qui a finalement appelé sans rire à voter pour Clinton. Avec Syriza, qui ne voulait pas sortir de l'euro ni de l'UE ("un beau symbole de la fraternité des peuples" lol) et est vite revenu dans le rang. Avec Podemos, Mélenchon ou le travailliste anglais Corbyn, tous très critiques vis-à-vis de l'OTAN et de la politique américaine mais ne voulant pas non plus sortir de l'UE (qui est pourtant un projet américain) ou partageant avec Soros la même position sur les immigrants, servant ainsi les banksters sur un plateau d'argent... Bref, une partie de l'anti-système qui ne l'est pas vraiment au final, susceptible de s'aligner sagement sur le système quand on lui agite certains chiffons rouges.
Ainsi va le courant BO-BO, en pleine bourre actuellement et qui rêve de reprendre le pouvoir perdu à la fin des années 60, mais dont la marche en avant est pour le moins claudicante sur son pied droit et son pied bot. Fin de la digression qui n'appellera, j'espère, aucun commentaire politicien.
Aux toutes dernières nouvelles, et malgré la collaboration schizophrène de Correa, Washington n'a pas réussi à bloquer Wikileaks qui vient de sortir un douzième jet des e-mails piratés de l'inénarrable hilarante.
Enfin, comment ne pas mentionner le nouveau coup bas de Londres dans la guerre de l'information. Avant-hier, les comptes bancaires de RT au Royaume-Uni ont été fermés sans plus d'information. Ceux-là mêmes qui déblatèrent à longueur de journée sur la sacro-sainte liberté de la presse sont en réalité les premiers à la ligoter. Fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais, c'est vieux comme le monde... Par contre, en Argentine, où la licence de diffusion de RT avait été révoquée peu après l'élection du petit soldat Macri, il semble que l'on soit revenus à de meilleurs sentiments. Symbole que les révolutions colorées et autres coups d'Etat constitutionnels ne tiennent pas la route devant l'inexorable force des réalités économiques et stratégiques ? Le futur nous le dira...