Pendant que le 4+1 avance sur le terrain et que la Russie alterne gestes de solidarité avec Paris et messages subliminaux à l'OTAN (arrête-moi ça si tu peux), la partie sud-ouest de l'échiquier eurasiatique frétille.
Les quelques dizaines d'avions envoyés par Moscou ont bouleversé la donne diplomatique moyen-orientale. Rarement aura-t-on fait autant avec aussi peu... L'Iran est plus proche que jamais de la Russie, l'Irak (à qui Moscou fournit d'ailleurs de plus en plus d'armes) et l'Afghanistan veulent eux aussi monter dans le train, la Jordanie commence à lancer des oeillades appuyées, le Koweït se dit en parfait accord sur le dossier syrien, la France du néo-conservateur Hollande se rallie. Au sein même des élites dirigeantes de l'empire, l'amoureuse politique envers les salafistes créé un malaise ; ainsi, l'ancien directeur de la CIA va jusqu'à préconiser une alliance (temporaire, ne rêvons pas) avec Damas et Moscou après les attentats de Paris.
Quant aux promoteurs de Daech, ils doivent pour l'instant faire contre mauvaise fortune bon coeur, même si l'on ne peut exclure une future (mauvaise) surprise de leur part. La Turquie mange le chapeau de sa zone d'exclusion aérienne depuis que les Sukhois paradent dans le ciel syrien. Si le sultan a eu au départ quelques sautes d'humeur, menaçant de ne plus consommer de gaz russe ou de reconsidérer le contrat multimilliardaire de constructions de centrales nucléaires, il n'a en réalité que peu de marge de manoeuvre face à la Russie dont il importe 55% de son gaz et 10% de son pétrole et qui commence d'ailleurs à gentiment entourer la Turquie (Crimée, Abkhazie, alliance arménienne, présence irrévocable en Syrie). Ankara ne peut pas se permettre d'aller trop loin et Erdogan le sait bien. L'ours a toute une palette de mesures de rétorsion simples et pragmatiques, dans la veine des contre-sanctions agro-alimentaires contre l'UE, qui faisaient rire tout le monde au début avant que les Européens n'ouvrent bien grand leurs yeux devant les milliards de perte qu'elles ont généré.
Au lendemain des menaces sultanesques, Moscou a cessé d'accorder le droit de transit aux camions turcs, menaçant les exportations de la Turquie à destination de ses cousins d'Asie centrale. La Russie a également cordialement rappelé à Ankara que les contrats gaziers ou nucléaires étant signés, leur remise en question serait synonyme de milliards de compensation. De plus, Moscou a invité un haut responsable du PYD, le parti kurde syrien, véritable bête noire des Turcs car chapeautant les YPG et lié au PKK. Il a rencontré l'éminence grise de Poutine pour le Moyen-Orient, Mikhail Bogdanov, et participé à une conférence sur les perspectives d'établir une coalition anti-Daech. Message subliminal à Erdogan : tu bouges une oreille, on arme les Kurdes. Le sultan en a avalé son loukoum de travers... Il peut bomber le torse tant qu'il veut pour sauver la face, il est dans la nasse russe.
Et l'on apprend maintenant que finalement, oui après tout, le Turk Stream risque bien de voir le jour alors que Gazprom n'en a d'ailleurs plus vraiment besoin depuis le doublement du Nord Stream. En décembre 2014, après l'annulation du South Stream pour cause de blocage par les hommes de paille US à Bruxelles et Sofia, le Kremlin était dans la position inconfortable du demandeur lorsqu'il proposa le Turk Stream, dépendant ainsi du bon vouloir d'Ankara. Onze mois plus tard, Vladimir "abracadabra" Poutine ayant une nouvelle fois retourné les choses à son avantage, c'est maintenant la Turquie qui se retrouve dans la position du solliciteur.
Il est vrai que les pipelines passant par les zones kurdes en guerre ont du plomb dans l'aile et que le sultan est en pleine dispute pétrolière avec l'Irak. Et comme l'or noir de Daech ne coule plus à flots depuis les bombardements russes et - ô doux miracle - américains, la Turquie risque bientôt d'avoir de petits problèmes d'approvisionnement énergétiques...
Les difficultés des grassouillets cheikhs saoudiens sont d'un autre ordre. Les alliés fondamentalistes de l'Occident n'ont certes pas à craindre un quelconque retour de bâton suite à la vague d'attentats dont ils sont à l'origine. Si un Bush au sommet de sa forme avait continué à caresser Riyad après le 11 septembre made in Saoudie, ce n'est pas l'insignifiant binoclard de l'Elysée qui changera quelque chose. L'Occident continuera à se pâmer devant la fabrique à djihadistes.
Mais les Seoud se sont engagés dans une voie bien périlleuse et ont perdu leur gambit pétrolier sans avoir avancé d'un iota en Syrie. Leurs alliés pétromonarchiques du Golfe commencent à trouver le temps plus que long, Oman ne mâchant pas ses mots à propos du comportement "irresponsable" de Riyad quant au prix du pétrole. Pire, la politique saoudienne ne marche pas :
La part de marché saoudienne (et iranienne) en Asie ne fait que diminuer depuis cinq ans au profit de la Russie et de l'Irak. Quand on a conscience du rapprochement spectaculaire entre Moscou, Badgad et Téhéran ces derniers mois, de l'alliance russo-sino-iranienne, des très forts liens pétroliers entre l'Irak et la Chine, de la prochaine levée des sanctions et de l'entrée de l'Iran dans l'OCS qui raviveront ses exportations, se dessine l'image d'une Eurasie énergétique intégrée, marginalisant de plus en plus l'Arabie saoudite, donc les Etats-Unis. Avec la Russie (1ères réserves de gaz au monde et 5èmes de pétrole), l'Iran (2èmes réserves de gaz et 3èmes de pétrole) et l'Irak (4èmes de pétrole), l'Asie, locomotive de l'économie mondiale, n'a plus besoin d'autres sources.
Mais revenons à nos chameaux... Non seulement les Seoud voient avec horreur et incrédulité la Syrie leur échapper mais ils ne savent plus comment sortir du fiasco yéménite. Nous avions annoncé il y a plusieurs mois que la campagne pétromonarchique se transformerait en bourbier. Nous y sommes. Tandis que les troupes de la coalition saoudo-émiratie patinent devant les montagnes du centre du pays, Al Qaeda et Daech, frères jumeaux du wahhabisme, avancent dans leur sillage. Pour une fois que l'ImMonde fait de l'information, donnons-lui la parole :
La deuxième bataille d’Aden a-t-elle commencé ? Trois mois et demi après l’expulsion des rebelles houthistes de la ville portuaire, à l’extrémité sud du Yémen, les djihadistes d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), la branche la plus dangereuse du réseau fondé par Oussama Ben Laden, abattent leurs cartes au grand jour. Après avoir participé aux combats pour libérer la deuxième ville du Yémen de l’emprise des houthistes (des rebelles zaïdites, une branche minoritaire du chiisme, issus de tribus du nord du pays), ils profitent de l’absence du gouvernement, toujours en exil et dont les troupes sont reparties combattre plus au nord, pour imposer leur loi. « Ils avancent à toute vitesse, s’alarme Maha Awadh, la directrice d’une ONG féministe, jointe sur place par téléphone. Ils menacent, ils assassinent, et personne ne réagit. Les militaires saoudiens et émiratis, qui ont contribué à libérer la ville des houthistes, sont retranchés dans leurs bases, dans le port et l’aéroport. On ne les voit jamais dans les rues. » Selon des résidents cités par l’AFP, le drapeau noir d’Al-Qaida flotte sur le commissariat de police de Tawahi, un quartier d’Aden, où les extrémistes ont organisé des parades militaires.
Attendez, attendez... Al Qaeda dans la Péninsule Arabique - ceux-là même qui ont cartonné Charlie Hebdo - a donc participé aux combats d'Aden aux côtés des Saoudiens. Ca, pour une surprise... On m'annonce dans l'oreillette que Valls, qui vient de joyeusement signer des contrats à Riyad, va déposer, hilare, une gerbe sur la tombe des satiristes.
Al Qaeda et Daech contrôlent de fait des pans entiers de territoire et font à peu près ce qu'ils veulent à Aden. Seul petit problème pour les pétromonarchiques : ces groupes veulent désormais le pouvoir et n'ont aucune intention de laisser s'installer le président yéménite soutenu par Riyad. Une nouvelle fois, les Saoudiens, atteints de paranoïa anti-chiite moyenâgeuse, ont joué avec le feu et une nouvelle fois, ils se sont brûlés. La brutale attaque de l'EI contre l'armée, hier, est là pour le confirmer... Le Yémen est bien parti pour être une zone de non-droit pendant de longues années, un abcès durable sur le flanc des Ben Seoud.