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D'un strict point de vue analytique, il était possible de dire jusqu'à la dernière quinzaine que, malgré quelques couacs retentissants, l'intervention russe en Ukraine suivait bon an mal an son chemin.

Certes, première bourde majeure du renseignement, la population et surtout l'armée ukrainiennes ne s'étaient pas retournées contre le gouvernement. Les historiens du futur se pencheront sans nul doute sur la chose mais il ne faut pas être grand clerc pour deviner une magistrale opération d'enfumage de la part de quelques généraux ukrainiens envers leurs contacts du FSB, promettant monts et merveilles aux futurs envahisseurs avant de retourner leurs armes contre eux. C'est vraisemblablement ce qui s'est passé autour de Kiev aux premiers jours de la guerre (fiasco de l'opération aéroportée de Gostomel).

Certes, avec une naïveté désarmante, le Kremlin n'avait visiblement pas prévu la force de la réaction occidentale et des sanctions subséquentes, la meilleure preuve étant le gel des réserves de la banque centrale russe détenues à l'étranger. Si cette mesure de rétorsion inédite est un véritable suicide à moyen terme pour le système financier impérial, il n'est reste pas moins que l'amateurisme de Moscou, qui avait laissé une partie de ses actifs à portée de sanction, laisse rêveur. [A moins, diront certains jusqu’au-boutistes, que le plan consistait justement à sacrifier ces actifs pour montrer à la face du monde que le système financier occidental n'est plus digne de confiance.]

Certes, les Ukrainiens résistaient avec acharnement sur certains points - Kharkov, Soumy, Tchernihiv, région de Kiev - bloquant sérieusement l'avancée russe. Plutôt bien armées, à la fois avec du matériel russe et otanien, les forces ukrainiennes bénéficiaient en outre de l'imagerie satellite américaine en temps réel, ce qui changeait évidemment la physionomie des combats et expliquait les pertes assez lourdes du côté russe.

Certes, ces contretemps, ces boulettes dans la préparation de la guerre, ces erreurs de jugement parfois grossières (une première depuis que Poutine est au pouvoir) avaient mis à mal le plan A des Russes, à savoir une victoire rapide et le renversement non moins rapide du marigot kiévien. M'enfin, le plan B suivait son cours...

L'ours continuait à détruire méthodiquement l'infrastructure militaire adverse et, malgré son infériorité numérique, à grignoter lentement mais sûrement la moitié orientale de l'Ukraine, à l'est de la ligne Kiev-Odessa. Voici la carte que nous publiions le 13 mars :

Bien que partiellement erronée - dans le nord-est où les Russes ne contrôlaient en réalité pas tout le territoire hachuré, notamment Tchernihiv qui leur résistait - cette carte du ministère français des Armées donnait le ton général. Encore quelques semaines et le Dniepr serait atteint, l'Ukraine "utile" (agricole et industrielle) occupée, les infrastructures essentielles (ports et centrales nucléaires) contrôlées.

Un mois plus tard, la situation est presque inversée : tout le nord-est, conquis au prix de lourdes pertes, a été évacué.

Les raisons officielles et officieuses s'entremêlent :

- Faire preuve de bonne volonté en vue des négociations de paix.

Un vœu qui risque de devenir pieux après le massacre de Boucha, justement dans la zone évacuée. Même s'il faut rester prudent, on ne sera pas étonné que beaucoup d'éléments ne collent pas avec la version serinée urbi et orbi. En d'autres temps, votre serviteur aurait décortiqué l'événement en détail mais là n'est pas le propos du billet. Ce qui importe, c'est que les têtes pensantes de Moscou n'aient une nouvelle fois rien vu venir alors que tout indiquait depuis le début de la guerre que Kiev et ses parrains étaient prêts à tout type de provocation/false flag/intox...

- Réaffecter les forces sur le Donbass.

Il est vrai qu'entre les nombreuses erreurs de jugement, la tactique parfois folklorique et les ressources très insuffisantes allouées au siège de Kiev, les troupes russes ont fini par y devenir inutiles. Mais c'est tout de même un indéniable aveu d'échec, d'autant que tout le saillant entrant dans le ventre mou de l'ours est également évacué.

Aucun analyste militaire ne comprend d'ailleurs vraiment l'approche des Russes, mélange de guerre light et d'incohérences. Hier par exemple, au trente-neuvième jour du conflit, ils en étaient encore à bombarder plusieurs dépôts de carburants de l'armée ukrainienne, question qui aurait normalement dû être réglée dans les premières 48 heures.

L'on se demande comment une guerre aussi existentielle pour Moscou a pu être aussi mal planifiée et menée avec une telle désinvolture. Hybris, sentiment de supériorité mal placé, fiasco du renseignement ? Internationalement, le crédit militaire tiré de l'intervention en Syrie a en tout cas été fortement dilapidé.

Sur le plan diplomatique, Poutine donne la curieuse impression de s'être fait balader par Zelensky. Pire, les faits l'ont même forcé à s'aligner sur Biden. En février, Joe l'Indien déclarait qu'une  incursion russe sur la question du Donbass n'entraînerait pas forcément une réaction occidentale très virulente. Aujourd'hui, du fait des aléas de la guerre, l'ours en est effectivement réduit à se concentrer finalement sur le Donbass, mais après avoir cueilli au passage des tonnes de sanctions pour son invasion ratée sur le reste du territoire.

Certes, les Russes peuvent se prévaloir de contrôler le sud de l'Ukraine, mais que vont-ils en faire ? C'est un moyen de pression sur Kiev mais, stratégiquement parlant, ces régions méridionales n'ont aucune valeur en tant que zone tampon. Et après-guerre, les russophones et plus généralement tous ceux soupçonnés d'avoir collaboré avec l'occupant risquent même d'être ciblés par les nationalistes ukrainiens (c'est peut-être d'ailleurs ce qui s'est passé à Boucha).

A ce titre, on voit que l'objectif de dénazification n'est que partiellement atteint. Si des milliers de azovites ont passé un bien mauvais quart d'heure à Marioupol, la milice (et les autres) reste active dans le reste du pays. Nul doute que la guerre actuelle va remplir leurs écoles de recrutement pour les années à venir...

Et si la démilitarisation et la dé-otanisation de l'Ukraine sont toujours sur la table, la position de force des Russes pour les imposer dans les négociations est peut-être moins évidente aujourd'hui vu les erreurs/revers sur le terrain ces deux dernières semaines.

A Moscou, beaucoup doivent maintenant se demander si le jeu en valait vraiment la chandelle. En 2014, Poutine aurait pu prendre le Donbass tout entier en quelques jours s'il l'avait décidé. Huit ans plus tard, il se retrouve exactement dans la même position, mais face à une opposition incommensurablement plus combative, au prix d'une perte de prestige international et d'une rupture durable, presque irréparable avec le Vieux continent, mettant de facto fin au Grand jeu sur la case ouest de l'échiquier eurasien.

Tout ça pour ça ?

 

Tag(s) : #Ukraine, #Russie

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