Dans les tensions grandissantes entre l'hégémon pâlissant et l'inarrêtable duopole sino-russe, le bassin indo-pacifique occupe une place de plus en plus centrale sur l'échiquier. Est-ce tout à fait un hasard si cette expression, très en vogue depuis une dizaine d'années, remonte à l'époque de l'empire britannique ? On sait que derrière les dénominations géographiques se cachent souvent des enjeux géopolitiques. Il y a un siècle, il s'agissait pour Londres de maîtriser les mers et protéger ses possessions indiennes ; il s'agit aujourd'hui pour Washington de contenir l'Eurasie sur son flanc méridional et oriental.
Pour ce faire, l'oncle Sam a élaboré une stratégie presque aussi vieille que son désir de régenter le monde, comme les fidèles lecteurs ont pu le lire dans l'ouvrage de votre serviteur :
La Corée n’est qu’un chaînon d’un réseau de containment bien plus vaste, mis en place par Washington dès les années 1950 : l’Island chain strategy ou, en bon français, « stratégie des chaînes d’îles ». Si ce fait est très peu connu en Europe et n’est jamais évoqué dans les médias, même les moins mauvais, il occupe pourtant les pensées des amiraux chinois et américains, ainsi que les états-majors de tous les pays de la région ou les publications spécialisées (en particulier le site de la revue japonaise The Diplomat).
Fait intéressant, la réflexion stratégique autour des îles du Pacifique-ouest commence très tôt, dès le début du XXe siècle. À l’époque, les États-Unis mettent la main sur les anciennes colonies espagnoles de Guam et des Philippines, tandis que l’Allemagne occupe les îles Mariannes et Palau, et que la marine japonaise prend son essor en dépossédant la Chine de Taïwan (1895). C’est à un certain Haushofer, attaché militaire allemand au Japon de 1908 à 1910, que l’on doit les premières analyses sérieuses, où apparaissent déjà des considérations bien actuelles : rideau de protection, nœuds stratégiques…
Pour Haushofer, cependant, ces chaînes d’îles constituaient pour les États continentaux comme la Chine un rempart face aux menées des puissances maritimes. Les vicissitudes du XXe siècle et l’inexorable expansion de l’empire américain retournent complètement la donne. Ces arcs insulaires sont désormais pour Washington un rideau de fer protégeant « son » Pacifique et contenant l’Eurasie – le bloc sino-soviétique durant la Guerre froide, le duo Pékin-Moscou de nos jours.
Le premier rideau passe par les points chauds de l’actualité en Extrême- Orient : la Corée, Okinawa, Taïwan et les Philippines. Là, les bases américaines et la fameuse VIIe flotte font directement face au dragon. La seconde ligne, principalement maritime, est plus lâche et sans véritable armature terrestre. Partant du Japon, elle est centrée autour de l’île de Guam.
L’on comprend maintenant mieux la volonté chinoise de réunification avec Taïwan ou les revendications dans les mers de Chine méridionale (Spratleys, Paracels) et orientale (Senkaku/Dyaoshu). Elles visent avant tout à repousser l’encerclement américain et à s’ouvrir des voies vers l’océan mondial.
Nous n'exagérions pas quand nous écrivions que ce concept de chaînes d'îles était ancré dans l'esprit de l'état-major américain. Il y a quelques jours, l'administration Trump a, un peu à la surprise générale il faut bien le dire, déclassifié un document sensible de la Sécurité nationale visant à « maintenir la primauté stratégique américaine dans l'Indo-Pacifique et y promouvoir l'ordre libéral tout en contrant la Chine dans l'établissement de nouvelles sphères d'influence illibérales [sic] »
Offensif (et quelque peu obsessionnel), le mémo appelle à mettre en oeuvre une stratégie pour :
- éliminer, en cas de conflit, la supériorité aérienne et navale chinoise à l'intérieur de la première chaîne d'îles
- défendre les nations de la première chaîne, dont Taïwan
- assurer une domination totale en dehors de la première chaîne
Des paroles aux actes, il y a en l'occurrence plus d'un pas et beaucoup prennent ce texte pour un simple vœu pieux de Washington. D'autant que les Kriegspiel organisés par les officines impériales ne plaident pas pour l'optimisme :
Le Pentagone est particulièrement friand de ce genre d'exercices même s'il aurait sans doute préféré ne pas voir le résultat des derniers wargames simulant une guerre avec la Chine dans le Pacifique. La conclusion des ébats est sans appel :
A se demander si le bandeau noir du vénérable Times ne porte pas déjà le deuil des espoirs impériaux...
Certes, on connaît la propension chronique des militaires à hurler au loup afin de bénéficier de plus de crédits. Mais, dans le cas présent, l'exagération semble peu vraisemblable. Truquer une simulation est toujours possible ; en falsifier toute une série l'est beaucoup moins. D'autant que plusieurs observateurs indépendants confirment l'hypothèse.
Non seulement Pékin a patiemment bâti une flotte, notamment sous-marine, qui ne doit plus être prise à la légère, mais les missiles anti-navire et hypersoniques chinois mettent les escadres et les bases américaines (y compris Guam) sous le feu du dragon.
Plusieurs scenarii ont été envisagés, dont une attaque sur Taïwan, et le résultat est désespérément le même pour les stratèges US : la défaite. Voire même, comme le dit un analyste, une fessée...
Simulations guerrières mises à part, les grandes manœuvres ont commencé dans les atolls de rêve du Pacifique, aux noms presque inconnus mais qui pourraient bientôt acquérir une célébrité dont ils se seraient bien passés.
Fin août, l'ancien supremo du Pentagone, Mark Esper, a visité le petit archipel de Palau (en bleu sur la carte suivante), où l'armée US a déjà une présence. Il a été question de l'amplifier pour servir de base arrière à la première chaîne, en cas de conflit avec la Chine.
Point effrayé, Pékin a déjà noué des relations plus qu'amicales avec l'improbable République de Kiribati (en rouge), étalée sur trois groupes d'îles occupant le centre du Pacifique. Pour l'anecdote, c'est le seul pays au monde à être présent sur les quatre hémisphères (Nord / Sud de part et d'autre de l'équateur, Est / Ouest de part et d'autre du 180e méridien, ligne de changement de date).
Pour les Chinois, l'emplacement est plus qu'intéressant, juste au sud d'Hawaï et des bases US. A la vision militaire américaine, ils répondent par l'économie et l'infrastructure, proposant au gouvernement kiribatien, dont les atolls sont menacés par les eaux, de gagner des terres sur la mer et de créer des îles artificielles comme ils l'ont fait en mer de Chine méridionale. Jamais à court d'idée, le dragon offre également d'y créer deux ports.
Les autorités locales sont ravies et les choses vont très vite. En septembre 2019, elles ont rompu leurs relations diplomatiques avec Taïwan, reconnaissant officiellement Pékin comme seul interlocuteur. Quatre petits mois après, Kiribati signait un accord pour participer aux routes de la Soie, à la fureur de qui vous savez.
Ne nous étonnons pas si l'on apprend un jour qu'un curieux changement de régime gouvernement a eu lieu, sur un atoll paradisiaque perdu au milieu du Pacifique...
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Chers amis,
ma ville étant en quarantaine totale pour une durée pouvant aller jusqu'à quatre semaines, mon expédition andine est reportée à février. Vous aurez donc à me supporter quelques semaines encore...