
Si Gabriel García Márquez était encore parmi nous, c'est peut-être ainsi qu'il aurait appelé son chef-d’œuvre. Avis aux émules du grand écrivain... Le lecteur, lui, ne trouvera point ici de considérations médicales/scientifiques/philosophiques/sociales sur la fameuse pandémie mais une petite analyse de ses conséquences géopolitiques.
Zhao Lijian, porte-parole du MAE chinois, a jeté un pavé dans la mare jeudi dernier en affirmant que le coronavirus pourrait avoir été apporté en Chine par l'armée US lors des Jeux mondiaux militaires de Wuhan en octobre. Il s'appuie notamment sur les déclarations du directeur du Centers for disease control and prevention américain qui a révélé, devant le Congrès, que plusieurs patients que l’on croyait morts d’une simple grippe étaient en réalité porteurs du coronavirus.
Notre bonne presse qui, pendant des années, a traqué sans relâche les sombres conspirations que les abominables Russes ne manquaient pas d'ourdir sur les élections américaines, hurle cette fois sa douleur devant ce cas patenté de "complotisme" qui met en cause la tête impériale. Dans les salles de rédaction, la théorie du complot, c'est comme le chasseur des Inconnus : il y a la bonne et la mauvaise...
Elle a toutefois raison sur un point : à ce stade, il est évidemment impossible d'apporter le moindre début de preuve à la thèse de l'ami Zhao qui ne reste, pour l'instant, que simple conjecture. Mais cet esclandre a au moins le mérite de montrer que, pandémie ou pas, l'affrontement titanesque entre Pékin et Washington n'est jamais très loin.
Si la Chine se remet peu à peu au travail et que les usines rouvrent, son économie a connu un énorme trou d'air en février qui pourrait lui coûter deux points de croissance annuelle. La fermeture des frontières et autres restrictions de voyage ont fortement touché les Nouvelles routes de la Soie qui sont plus ou moins à l'arrêt :
Ile artificielle au Sri Lanka, pont au Bangladesh ou projets hydroélectriques en Indonésie : à travers l'Asie, les ambitieux chantiers d'infrastructures lancés par la Chine sur ses «routes de la soie» sont à l'arrêt ou extrêmement ralentis, grippés par la propagation du nouveau coronavirus (...)
Conséquence immédiate pour de multiples projets financés par Pékin en Asie : les livraisons de matériaux ont cessé et, surtout, la main d'oeuvre d'ouvriers chinois fait cruellement défaut.
Ainsi, au Sri Lanka, les grands chantiers d'infrastructures financés par la Chine emploient principalement des ouvriers chinois, et se trouvent dans une situation difficile. Le projet gigantesque d'île artificielle de Port City, chantier à 1,4 milliards de dollars près de la capitale Colombo, avance donc au ralenti: un tiers des ouvriers chinois repartis dans leur pays pour les vacances du Nouvel an lunaire ne sont pas revenus (...) Autre chantier affecté: l'ouverture de la plus haute tour de communication d'Asie du Sud, érigée avec des capitaux chinois à Colombo, a été retardée de deux mois.
Plus radical, le Bangladesh a arrêté de délivrer des visas aux ressortissants chinois. Or, la centrale électrique de la Bangladesh China Power Company, infrastructure à 2,5 milliards de dollars financée par la Chine à Payra (sud), emploie quelque 3.000 Chinois. Presque les deux tiers ne sont pas rentrés (...)
Mêmes difficultés sur l'île indonésienne de Sumatra, où la construction de la centrale hydroélectrique Batang Toru est suspendue faute de travailleurs après la décision de l'Indonésie d'interrompre ses vols avec la Chine continentale. Le chantier de la liaison de TGV Jakarta-Bandung (6 milliards de dollars) est également retardé.
Si ces contretemps ne devraient pas s'éterniser, le coronavirus est bel et bien une "peste noire" pour les pharaoniques routes de la Soie et, par contrecoup, du pain béni pour la thalassocratie impériale. C'est d'ailleurs peut-être ce qui a poussé le sieur Zhao à accuser l'armée américaine comme on l'a vu plus haut...
Toutefois, les petits génies de Washington auraient tort de se réjouir trop vite, et l'on ne parle pas ici des multiples limitations qui commencent à toucher le territoire états-unien lui-même (dont le confinement des troupes dans leurs casernes, ordonné par le Pentagone, ou la dégringolade de Wall Street).
Quoi qu'on en dise, Pékin a plutôt bien géré la crise - la contagion commence à être contenue, au contraire de ce qui se passe partout ailleurs - et s'apprête même à retourner la situation à son avantage dans une chorégraphie toute poutinesque :
Plusieurs biographes du président russe ont montré à quel point le judo est, pour lui, bien plus qu'un sport : une philosophie de vie, qu'il applique dans de nombreux domaines, particulièrement en géopolitique. Utiliser la force et la précipitation de l'adversaire pour mieux le retourner et le mettre à terre. Le maître du Kremlin n'est jamais aussi redoutable que lorsqu'il fait d'abord un pas en arrière ; attendez-vous à vous retrouver assez vite le nez sur le tatami. Ippon.
Le coronavirus a fait voler en éclats la "solidarité européenne" si vantée par l'UE, créature de Washington faut-il le rappeler. Entre les réquisitions de matériel décidées par certains pays (Allemagne en tête) au détriment des autres et le manque criant d'aide de l'Union à l'Italie, nous assistons à un sauve-qui-peut généralisé sur le Vieux continent. Quant aux inénarrables kommissar de Bruxelles, ils ne trouvent rien de mieux à faire que de se lamenter sur... les entraves à la sacro-sainte liberté de circulation !

Dans ce marasme digne d'une mauvaise telenovela, la Chine avance subtilement ses pions, envoyant par exemple une équipe d'experts et plusieurs tonnes d'aide sanitaire à Rome. L'image est forte : le pays le plus touché par le virus prétend maintenant aider la planète à faire face, alors que les habituels "sauveurs du monde" occidentaux sont aux abonnés absents. Nul doute que ce geste symbolique restera longtemps dans les mémoires d'une Italie totalement abandonnée par ceux qui sont censés être ses partenaires...
Cela risque notamment de mettre totalement en porte-à-faux le gouvernement européiste actuel de Giuseppe Conte et de préparer un retour en fanfare de Salvini, même si l'on se rappelle que le sémillant Milanais n'était pas tout à fait sur la même longueur d'onde que Pékin l'année dernière lorsque l'Italie est entrée dans la danse des Nouvelles routes de la Soie :
L'analyse pourrait s'arrêter là et conclure à une nouvelle baffe dans la tête impériale. Pourtant, si ce dernier point n'est pas discutable, les choses sont en réalité bien plus compliquées et entrent dans la lignée de ce que nous prédisions au lendemain de l'élection du Donald il y a plus de deux ans :
Le deuxième mandat d'Obama avait sans doute porté à son paroxysme l'affrontement des deux blocs. Entre 2013 et 2015, le système impérial américain, incluant ses dépendances européenne et médiatique, s'est arc-bouté, uni, resserré presque jusqu'à l'étouffement. Un objet trop compressé finit par se fissurer, puis éclater - simple loi physique. Géopolitiquement, cela nous a donné le Brexit et l'élection de Trump.
Nous entrons maintenant dans une ère aléatoire de recomposition, un nouvel ordre mondial que les tenants de l'ordre ancien voient avec horreur et qu'ils tentent désespérément, et avec de moins en moins de succès, de ralentir. Voici venue l'ère des électrons libres, de la restructuration internationale et des nouveaux paradigmes.
Le rapprochement italo-chinois est éclairant à cet égard et un excellent article de Tom Luongo l'analyse en détail. Résumons la complexité de la situation en quelques points :
- Le ralliement de Rome aux Nouvelles routes de la Soie est poussé par le Mouvement 5 étoiles et son leader, Di Maio.
- Cette annonce a été accueillie avec des cris d'orfraie par Trump, Merkel mais aussi par la Ligue de Salvini, autre composante essentielle du gouvernement italien, pourtant alliée à Di Maio.
- La position de Salvini recoupe grosso modo celle de l'anti-système "de droite" partout en Europe (Le Pen, Wildeers, UKIP etc.) : oui à la multipolarité russo-chinoise sur le plan géopolitique contre l'hégémonie américaine, mais non à l'invasion chinoise sur le plan économique.
- Merkel, qui ne veut pas voir l'Italie jouer un rôle important en Europe, s'oppose à l'accord Rome-Pékin. Ce faisant, elle se retrouve curieusement dans le même camp que Salvini, qu'elle déteste par ailleurs (migrants, fédéralisme européen etc.)
- Ironie du sort, elle se retrouve également dans le même bateau que le Donald, à qui elle s'oppose sur à peu près tous les autres sujets (gaz russe, paiement pour le stationnement des troupes US, protectionnisme vs libre-échange etc.)
- Dans ce maelstrom, l'euronouillerie est complètement perdue, ne sachant que faire avec la Chine. Elle est encore plus désemparée face aux Etats-Unis de Trump, comme le montre la délirante séance du Parlement européen d'il y a trois jours, au cours de laquelle les députés ont d'abord voté une série d'amendements contre la reprise des négociations commerciales avant... de voter dans la foulée pour annuler leur propre résolution !
Dans le nouveau monde aux recompositions complexes créées par le reflux impérial, Bruxelles est déboussolée.
Depuis, Salvini a claqué la porte du gouvernement, attendant d'y revenir seul, sans plus dépendre d'aucune alliance. L'énième crise des migrants déclenchée par Erdogan et le fiasco eurocratique lié au coronavirus devraient jouer en sa faveur. A Bruxelles, on en a déjà des sueurs froides...
Que Pékin et le courant salvinesque européen se rabibochent ou non - et ça sera sans doute non pour des raisons de protectionnisme économique - importe finalement peu. Ce qui compte, géopolitiquement parlant, c'est l'affalement de l'Union européenne (jusqu'où tombera-t-elle ?) et la montée en puissance de la Chine, deux cauchemars pour le Deep State US.
A l'heure où l'administration américaine utilise de manière bien peu glorieuse les sanctions contre l'Iran pour maintenir l'embargo sur certains médicaments essentiels - du "terrorisme médical" selon Téhéran - et semble totalement absente de la lutte mondiale contre la pandémie, Pékin envoie des équipes aux quatre coins de la planète pour venir en aide aux Etats qui le demandent (Italie bien sûr, mais aussi Iran, Irak ou Europe orientale). Un soft power très efficace qui ne sera pas oublié de sitôt dans les pays en question...
Ironie du sort, le monde dépend de la Chine pour la production de masques chirurgicaux et de médicaments. Un intéressant article de National Interest se plaint que, globalisation et libre-échange aidant, les grandes multinationales pharmaceutiques aient massivement délocalisé en Chine, qui produit 90% de la consommation américaine en médicaments selon une audition du Congrès. De quoi faire cesser les coups bas assez infantiles que multiplie l'administration Trump ces derniers temps (critique de la gestion de la crise, "virus de Wuhan" etc.)
Si les Chinois proposent gracieusement leur aide/expertise à la majorité des pays de la planète, un article de Xinhua, l'agence de presse officielle, a pris un ton menaçant vis-à-vis de Washington, évoquant un possible contrôle des exportations qui jetterait l'Amérique dans un "océan de coronavirus".
Et voici l'empire pris à son propre jeu ! Décidant de régenter le monde au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis ont tenté avec un relatif succès d'imposer leur contrôle sur à peu près tout ce qui existait sur Terre (des hydrocarbures aux flux financiers en passant par les organisations internationales, les alliances militaires, les médias ou les ONG). Un temps, dans les années 90, ils ont pu penser qu'ils y étaient arrivés.
Mais la roue historique tourne, invariablement. Selon un schéma classique, le centre impérial choisit alors la voie de la facilité, externalisant la production pour travailler moins et faire plus de profits, confiant ainsi, sans s'en rendre compte, une partie de sa sécurité à des acteurs extérieurs. Aujourd'hui, la santé américaine est presque entièrement aux mains du dragon...