Oubliez Despacito ou Shakira, le tube de 2019 sera la chansonette énergétique russe, avec Gazprom au micro et Vladimirovitch aux manettes.
A l'est de l'échiquier eurasien, le titanesque gazoduc sino-russe, Sila Sibirii pour les intimes, entre dans sa phase finale. Rappelons que ce chantier pharaonique de 4 000 km au coeur de la taïga sibérienne fait suite au contrat du siècle de 400 Mds d'équivalents dollars signé en 2014 entre Gazprom et le chinois CNPC, en pleine crise ukrainienne, époque où la Russie était "isolée" selon notre bonne vieille MSN.
Le tube, qui reliera les deux principaux adversaires de l'empire, est construit à 93%. Et la petite partie immergée, passant sous les eaux du célèbre fleuve Amour, l'est à 78%. Encore quelques coups de pioche et l'or bleu coulera à flots vers l'empire du Milieu. Ca tombe bien, la Chine devrait, selon l'Agence internationale de l'énergie, devenir le plus gros importateur de gaz au monde à partir de l'année prochaine.
De quoi relancer les discussions sur la route ouest, au doux nom d'Altaï...
A l'ouest, du nouveau malgré ce que pourrait en dire Maria Remarque. Les travaux pour la pose du Nord Stream II ont débuté dans le golfe de Finlande, ce qui, selon la presse économique occidentale, signifie que le projet est désormais inarrêtable.
Le fidèle lecteur ne sera pas surpris, nous étions les premiers dans la sphère francophone à parier sur l'inéluctabilité du gazoduc baltique il y a deux ans :
C'est le genre de petite nouvelle banale qui passe totalement inaperçue, pas même digne d'être évoquée dans les fils de dépêches des journaux. Et pour une fois, je ne les en blâme pas, car seuls les initiés peuvent comprendre la portée de l'information sur notre Grand jeu énergético-eurasiatique.
Une première livraison de tubes est arrivée dans la presqu'île de Rügen, sur la côte baltique de l'Allemagne, et il y en aura désormais 148 par jour, acheminés par trains spéciaux (chaque tuyau mesure en effet 12 mètres et pèse 24 tonnes). Vous l'avez compris, il s'agit des composants du Nord Stream II qui devraient commencer à être assemblés au printemps prochain.
Ainsi, même si aucune décision officielle n'a encore été prise, ou du moins annoncée, le doublement du gazoduc baltique semble bien parti (...) Gazprom prendrait-il le risque de les acheter et de les acheminer sans avoir une idée assez sûre du dénouement ?
L'empire, obsédé par la perspective d'une intégration énergétique de l'Eurasie, tentera encore par tous les moyens de torpiller le projet mais ses atouts commencent à se faire rares... Et l'on catéchise plus difficilement l'Allemagne que la petite Bulgarie à propos du South Stream.
Renouvelons la question : Gazprom prendrait-il le risque de débuter les travaux dans le golfe de Finlande si Moscou n'avait pas dorénavant l'assurance que rien ne pourra se mettre en travers du tube ? Il semble que tout se soit décidé lors des rencontres Poutine-Merkel et lors du fameux sommet d'Helsinki (coïncidence amusante) entre le Donald et Vlad.
Puisque nous parlions plus haut de la Bulgarie, elle regrette maintenant amèrement d'avoir succombé aux pressions de l'empire - l'une des dernières torpilles de feu McCainistan - en annulant le South Stream en 2014. La victoire présidentielle du russophile Ramen Radev en 2016 a sans doute quelque chose à y voir... Cependant, même le Premier ministre Boyko Borissov, pourtant bon petit soldat de la clique atlantiste et qui a saboté le South Stream contre les intérêts de son pays, semble ne plus savoir quoi faire pour rattraper sa trahison.
Il s'était publiquement humilié fin mai en présentant ses excuses à Poutine lors d'une visite à Moscou et, depuis, mendie la possibilité de recevoir une branche du Turk Stream. Peu rancunier, car grand gagnant en fin de compte, le Kremlin considère sérieusement la possibilité, même si rien n'a été signé encore. Dans ce contexte, une portion de gazoduc d'une vingtaine de kilomètres, commencée en juin, vient d'être inaugurée à la frontière turco-bulgare. Objectif évident : raccorder la Bulgarie au Turk Stream.
Ces succès achevés ou en voie de l'être pourraient expliquer pourquoi Poutine a finalement décidé de lâcher du lest sur le pipeline transcaspien. Nous avions évoqué cette épineuse et passionnante question le mois dernier, à propos du sommet d'Aktau :
Quant au Kremlin, il est vu comme le grand vainqueur de l'affaire. L'interdiction de toute présence militaire étrangère (tss tss l'OTAN...) est actée tandis que la flotte russe aura accès à toute la mer (on se rappelle les ondes de choc provoquées par le déKalibrage des barbus syriens à partir de la Caspienne).
Et pourtant... Votre serviteur ne peut s'empêcher de revenir, encore et toujours, à ce fameux pipeline. L'accord d'Aktau permettra-t-il enfin au Turkménistan de construire son gazoduc à destination de l'Europe via l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie ? Si oui, pourquoi les Russes ont-ils soudain accepté ?
Répondre à la première question n'est pas aisé. Si un site azéri crie déjà victoire, il est en réalité difficile de dire ce que contient l'accord et si des clauses spéciales - l'interdiction du tube par exemple - n'y sont pas rattachées. Un officiel russe a parlé d'une "nouvelle" juridiction, la Caspienne acquérant son "propre statut légal". L'on sait également qu'environ 70% des disputes seulement seront réglées par cet accord, des points de discorde subsistant, parmi lesquels le gazoduc trans-caspien (TCP) ?
Répondre à la deuxième question est tout aussi malaisé. Une officine impériale bien connue des spécialistes penche également pour l'autorisation du TCP et s'interroge sur le retournement de Moscou. Parmi les diverses raisons évoquées, la construction du pipe sera difficile, notamment financièrement ; elle prendra du temps et vient trop tard alors que les tubes russes sont déjà lancés (Turk Stream) ou en voie de l'être (Nord Stream II) ; Poutine tente ainsi d'amadouer l'UE pour débloquer les dernières résistances au Nord Stream II ; Gazprom pourra de toute façon tuer dans l'oeuf le TCP en reprenant ses achats de gaz turkmène.
Ces dernières raisons semblent les bonnes. Car il est maintenant à peu près admis que, si elle peut retarder le TCP par des arguties techniques et environnementales, la Russie a fait une croix sur son droit de veto quant à la construction du gazoduc turkmène. La chronologie peut expliquer la chose :
- juin-juillet : rencontres avec Borissov, Trump et Merkel pour mettre sur les rails le Nord Stream II et l'extension du Turk Stream.
- août : une fois assuré de la réalisation du Nord Stream II et de l'extension du Turk Stream, renoncement au veto concernant le TCP.
Ainsi, les euronouilles sauvent la face en pouvant prétendre que tout le gaz importé sur le Vieux continent ne viendra pas de Russie - sans préciser que la part turkmène sera franchement mineure. Quant à l'ours russe, il peut danser...