Il est revenu d'entre les morts, alléluia ! Tel un phénix renaissant de ses cendres, le Turk Stream est de nouveau sur le devant de la scène et semble, cette fois, prêt à ouvrir les vannes. Si la presse française s'est comme d'habitude vautrée dans l'écume des choses - le report de la visite de Poutine en France pour cause d'atermoiements du Flamby élyséen -, elle a malheureusement omis de signaler qu'en ce moment même, Vladimirovitch assiste à une réunion bien plus importante : le Congrès mondial de l'énergie à Istanbul.
Tous les yeux étaient évidemment braqués sur la rencontre entre les présidents turc et russe. Et le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'a pas déçu ; quoi que l'on pense, la réconciliation est actée et les conséquences en sont multiples.
Sur le plan économique et industriel : négociations en vue d'un accord de libre-échange entre les deux pays prévu pour l'année prochaine et plans afin de porter le commerce bilatéral à hauteur de 100 milliards d'équivalents $ (car la dédollarisation est en marche entre Ankara et Moscou). Reprise également du projet de construction de la centrale nucléaire d'Akkuyu par Rosatom.
Plus intéressant, dans le domaine militaire : la Turquie soupèse la possibilité d'acquérir un système anti-aérien russe. Si le titre de l'article est trompeur et qu'il ne s'agit pour l'instant que d'une éventualité, le fait même que cette éventualité existe doit faire s'arracher les cheveux aux fonctionnaires du QG otanien à Bruxelles... Que l'alliance entre le sultan et l'Occident ait du plomb dans l'aile, c'est une évidence, surtout depuis la tentative de putsch de l'été. La porte ouverte à l'armement russe est-elle un message subliminal d'Erdogan en direction de ses petits copains atlantiques, voire un chantage déguisé, ou est-ce du sérieux et assiste-t-on aux prémices d'un départ définitif de la Turquie de l'OTAN ? Le futur nous le dira...
En attendant, c'est évidemment l'or bleu qui est l'objet de toutes les attentions. Turk Stream II, le retour. Ca y est, l'accord est enfin signé et les travaux débuteront bientôt. Par rapport au défunt South Stream ou au projet Turk Stream initial de 2014, il est divisé par deux : deux tubes (au lieu de quatre) et 31,5 Mds de m3 à l'année (au lieu de 63 Mds). L'un des tuyaux fournira la Turquie exclusivement tandis que l'autre courra jusqu'à la frontière grecque afin d'alimenter le sud de l'Europe.
Ce qui pourrait paraître comme un verre à moitié plein est en fait une excellente opération pour Moscou qui garde plusieurs atouts dans sa manche et économise ses ressources. Les discussions pour le doublement du Nord Stream sont en cours et ses 126 Mds de m3 de gaz rendraient un Turk Stream à 63 Mds inutile. En cas de problème sur la route nord (c'est-à-dire, soyons clairs, en cas de nouvelle crise masochiste eurocratique aiguë), le Kremlin garde en réserve la possibilité de doubler le Turk Stream (la route étant déjà défrayée par les deux premiers tubes).
Si certains journaux allemands exagèrent quelque peu en parlant de "fusion énergétique russo-turco-européenne", il est clair que l'empire a échoué dans ses tentatives de sabotage. Pour comprendre cette guerre du gaz, un petit rappel contextuel est nécessaire :
Craignant l'intégration de l'Eurasie comme la peste, les Américains travaillent depuis la fin officielle de la Guerre froide (1991) à séparer l'Europe de la Russie, tout spécialement dans le domaine énergétique. Alors que la Russie regorge d'hydrocarbures et que l'Europe ne demande qu'à les consommer, les Etats-Unis et les institutions européennes qu'ils ont phagocytées ont tout fait depuis une vingtaine d'années pour contrarier le flot énergétique Est-Ouest : prêches sur le "danger russe" et diabolisation intense de son gouvernement, crises gazières ukrainiennes encouragées par Washington, expansion de l'OTAN vers l'est, flatteries aux pays de la "Nouvelle Europe" (Pologne, pays baltes etc.), coup d'Etat à Kiev l'année dernière... Par ailleurs, pressions et "encouragements" sont donnés à profusion aux pays pour qu'ils se fournissent ailleurs, même si cela doit aller contre leurs propres intérêts économiques ou si les nouvelles routes énergétiques proposées (en vert sur la carte) sont illusoires, comme l'amusant Nabucco qui a fait long feu, ou sa resucée, le Corridor sud. Ici, la désinformation économique tourne à plein par le biais de think tanks et autres officines pas tout à fait neutres, nous en avions déjà parlé.
Parfaitement conscients des manigances américaines dans ce Grand jeu énergétique ô combien passionnant, les Russes ont contourné le nouveau "rideau de fer" US par deux gazoducs devant passer au nord par la Baltique et au sud par la Mer noire : Nord Stream et South Stream. Le premier a pu être construit (2010-2011), s'appuyant sur les derniers dirigeants européens un tant soit peu indépendants (Schroeder), mais le second, un peu plus tardif, est resté dans les cartons après son annulation l'année dernière. Les Américains et leurs affidés de la Commission de Bruxelles ont réussi à torpiller le projet grâce à des arguties juridico-institutionnelles (le Troisième paquet énergétique européen, pourtant apparu après le projet du gazoduc) ainsi qu'une intense pression sur la Bulgarie (visite de McCain...)
Jamais à court de bottes secrètes, Poutine a, à la surprise générale, proposé en décembre dernier [2014, ndlr] un nouveau pipeline aboutissant à la frontière gréco-turque, donc en dehors de la juridiction de l'UE, quitte pour ses pays membres à venir se servir eux-mêmes. C'est le fameux Turk Stream ou Turkish Stream, qui risque fort de couper définitivement l'herbe sous le pied aux projets américains tout en contournant lui aussi le rideau de fer de la "Nouvelle Europe", notamment l'Ukraine putschiste post-Maidan. Avec ce tube, enterrées les chimères du gaz azéri à peu près inexistant, du gaz turkmène qui ne pourra jamais passer sous la Caspienne, du gaz qatari bloqué par la Syrie d'Assad ou du gaz iranien (le seul vrai danger pour Moscou même si Téhéran est, par ailleurs, un allié). Ensuite, le gazoduc devait passer par la Grèce de Tsipras (alors aux prises avec la Troïka) avant de gentiment remonter vers la Hongrie et l'Autriche.
Les Américains ont immédiatement tenté de réagir en faisant ce qu'ils savent faire de mieux, c'est-à-dire en semant le chaos en Macédoine (événements du printemps), en exerçant une intense pression sur la Serbie, tous deux pays de passage du tube, et en tentant de déstabiliser Orban en Hongrie. Deux "révolutions" de couleur pour le prix d'une ! Mais les petits stratèges de Washington en ont été pour leurs frais : mise à part la Serbie qui a vacillé, les autres sont restés droit dans leurs bottes.
On en était là et Gazprom se léchait déjà les babines quand les complications sont venues de Turquie même. Et là, les Etats-Unis n'y sont pour rien... Erdogan s'est lancé depuis un certain temps déjà dans une fuite en avant dont on ne sait pas où elle mènera son pays. Peut-être lui-même ne le sait-il pas non plus d'ailleurs. En guerre contre la Syrie d'Assad, contre le PKK kurde, en bisbilles avec son enfant daéchique après l'avoir bichonné, se sentant trahi par son allié américain sur le dossier syrien mais le trahissant aussi en dédollarisant le commerce turco-russe, voulant entrer dans l'OCS mais jamais avare de critiques envers Pékin à propos du Xinjiang, en guerre froide contre son ancien allié israélien, déçu par l'Arabie saoudite qui a participé à la chute de Morsi en Egypte... Mais où va-t-il ?
C'est avec cet électron de plus en plus libre que Moscou doit négocier le passage du Turk Stream alors que beaucoup de choses les séparent par ailleurs, notamment le conflit syrien.
Et c'était avant l'incident du Sukhoï de novembre 2015 qui a provoqué la quasi rupture des relations entre Ankara et Moscou ! On mesure le chemin parcouru depuis et comment Poutine a ramené le sultan à la raison... et à son point de vue : Erdogan a présenté ses excuses, stoppé son soutien aux djihadistes syriens et le Turk Stream est maintenant sur les rails. L'ours sait se montrer patient et attendre que toutes les pommes tombent dans sa besace.
Pour finir, notons que, fait non négligeable, les présidents russe et turc se sont réunis avec le leader azéri Aliyev. Que mijotent donc ces trois-là ? Nous avions déjà vu qu'un projet de corridor Russie-Azerbaïdjan-Iran était dans les tuyaux, prenant lui-même place dans le grand maillage eurasiatique en combinaison avec les Routes de la Soie chinoises. Une coopération Moscou-Bakou-Ankara serait, elle, plutôt d'ordre énergétique.
Rappelons que l'Azerbaïdjan est au centre du Grand jeu gazier et surtout, en l'occurrence, de la désinformation qui l'accompagne :
Qu'avons-nous répété à de nombreuses reprises à propos de la chimère du gaz azéri ? Selon le merveilleux monde de l'île aux enfants médiatique influencé par on sait qui, il est censé permettre à la ménagère européenne de moins de 50 ans d'échapper à l'invasion gazière de l'horrible ours russe.
Seul hic, l'Azerbaïdjan en a tellement peu que sa compagnie nationale, la SOCAR, a officiellement demandé à Gazprom de lui en fournir pour 5 Mds de m3 par an. Pendant ce temps, les europloucs continuent de prétendre croire, contraints et forcés, aux promesses américaines d'un corridor caspien vide de sens... et de gaz.
Suite du Dallas énergétique au prochain épisode...