Les oiseaux n’ont pas de frontière, l’Eurasie non plus, ou presque. Installons-nous confortablement sous l’aile de notre migrateur et partons à la découverte du continent-monde et des événements considérables qui s’y déroulent…
A Athènes, le vaudeville de la dette continue. Sortira ? Sortira pas ? Dans le camp d’en face, c’est l’affolement : les marchés tremblent, les eurocrates perdent les pédales (ainsi Martin Schultz qui veut désormais un « gouvernement de technocrates » pour en finir avec l’ère Syriza) tandis que l’OTAN tape de l’ongle sur la table en exigeant que le pays en quasi faillite ne baisse pas d’un iota son budget militaire. En coulisses, Xi et Poutine doivent être morts de rire…
Vladimirovitch aurait pu jouer un bien mauvais tour à l’UE en poussant la Grèce au défaut, mais il semble qu’il préfère jouer l’apaisement. Après tout, il vient de donner à l’l’Allemagne le statut de hub gazier de l’Europe avec le doublement du Nord Stream tandis que le Turk Stream est en bonne voie d’être accepté, bien à contrecœur évidemment, par Bruxelles, alors ce n’est peut-être pas le moment de jouer au mauvais garnement.
Turk Stream, justement. Ankara vient d’émettre les autorisations pour sonder les eaux territoriales turques. Peut-être qu’Erdogan a eu un léger coup de chaud lorsque Gazprom a signé le Nord Stream 2 et s’est dit qu’il était temps d’arrêter les marchandages. Le tube russe arrivera donc à la frontière gréco-turque. Ensuite, c’est encore flou. On a vu il y a quelques jours que deux routes étaient possibles : le Balkan Stream via la Grèce, la Macédoine, la Serbie et la Hongrie, ou l’Eastring via la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Hongrie. La première route a la faveur de Moscou qui n’a rien contre le fait de faire une pierre deux coups : vendre son gaz tout en renforçant ses alliés traditionnels. La deuxième a la préférence du système US-UE-OTAN.
Washington, dont la capacité de nuisance n’est en rien émoussée, fait tout pour torpiller le Balkan Stream. En mai, la Macédoine a été touchée par une attaque terroriste albanaise et une vague de contestation sentant fortement la "révolution de couleur" - qu’on va appeler "déstabilisation et coups d’Etat" par souci de simplification. Il faut dire que le N.E.D – sorte d’ectoplasme mi-CIA mi-Congrès, l’un des bras armés (de dollars) de la politique étrangère américaine - est très présent dans ce pays à peine plus grand qu’un département français. Soros, lui, préfère cacher ses chiffres…
Deux subversions valant mieux qu’une, les Etats-Unis ont mis une pression intense sur la Serbie afin qu’elle renonce elle aussi au passage du gazoduc. Voulant plaire aux Américains sans déplaire aux Russes, le premier ministre Vučić a de fortes chances de se retrouver le popotin entre deux chaises. Lors de sa visite aux Etats-Unis, il n’a même pas été reçu par le vice-président Biden, tout juste par la conseillère à la sécurité nationale. Quant aux Russes, ils n’oublient généralement pas ce genre de mini-trahison.
L’avenir nous réservera encore sans doute bien des surprises dans la bataille méridionale du gaz…
Toujours dans les Balkans mais un peu plus à l’est, la Moldavie est une autre case méconnue du Grand jeu. Lorsque la coalition des partis pro-européens gagna (de justesse) les élections en novembre dernier face aux partis pro-russes, que n’entendait-on pas dans les médias… Nouvelle défaite pour Poutine (Le Point, 1er.12.2014), Désir d’Europe, et autres titres bisounours. Depuis, nos petits trolls médiatiques se font bien silencieux, et pour cause : le gouvernement pro-occidental a été pris dans plusieurs scandales de corruption tandis que son premier ministre a dû démissionner pour cause de… faux diplômes ! Les partis pro-russes ont gagné les élections municipales de juin et 58% des Moldaves sont, selon un récent sondage, favorables à l’entrée de leur pays dans le projet russe d’Union eurasienne contre 26% pour l’entrée dans l’Union européenne.
A noter que Moscou possède un levier de pression supplémentaire avec la Transnistrie, province russophone indépendantiste, séparée du reste de la Moldavie depuis 1991 et protégée par des soldats russes. Une autre province moldave, portant le merveilleux nom de Gagaouzie, pose également problème : peuplée de Turcs russifiés et chrétiens orthodoxes, elle souhaite plus ou moins suivre l’exemple de la Transnistrie. Où l’on voit que les problèmes dus à la disparition de l’URSS n’ont pas encore été soldés vingt-cinq ans après…
De Moldavie en Ukraine, il n’y a qu’un pas. Tout près de la frontière se trouve la fameuse Odessa, ville russophone qui a été le théâtre du massacre d’une quarantaine de pro-russes brûlés vifs et achevés à coups de barre de fer par les nervis néo-nazis du Pravy Sektor le 2 mai 2014. Nos médias avaient été très gênés à l’époque, les gentils n’étaient pas si gentils que ça finalement… Le poisson avait été maladroitement noyé en restant volontairement flou sur l’identité des victimes. Odessa est désormais dirigée – et ça montre à quel point le nouveau régime ukrainien est une farce – par l’ex-président géorgien Saakaschvili, le déclencheur de la guerre russo-géorgienne de 2008, fugitif recherché par la justice de son pays pour corruption aggravée et atteintes aux droits de l’homme. Prêt à tout pour échapper à la prison, il est désormais ukrainien ! Le Point, qui n’en rate décidément pas une ces derniers temps, le qualifie amoureusement d’Eliot Ness. Si les journalistes n’existaient pas, il faudrait les inventer…
L’Ukraine, elle, est dans une situation que les plus optimistes pourraient qualifier de dramatique. Goldman Sachs voit le pays faire défaut ce mois-ci. Mais contrairement à la Grèce, le FMI de l’inénarrable Lagarde continuera à déverser des milliards à fonds perdus. Vous comprenez, l’Ukraine c’est le « camp du Bien », c’est en tout cas ce que Washington a dit…
Moscou, qui en avait sans doute un peu marre de se faire vilipender par le gouvernement ukrainien, est revenu sur la généreuse ristourne gazière qu’elle offrait à Kiev. Puisque vous ne semblez pas content de nous, vous allez désormais payer le prix normal. En langage diplomatique, ça donne, dans la bouche même de Poutine : "nous ne pouvons plus offrir à l’Ukraine une telle réduction du fait de la baisse des recettes pétrolières. Le prix doit maintenant être au niveau de ce que payent d’autres pays comme la Pologne". C’est malicieux d’ailleurs, car ça fait indirectement porter la responsabilité sur les responsables de la chute des cours du pétrole en 2014 (entente américano-saoudienne ?) et ça crée un petit climat de jalousie entre Pologne et Ukraine. Divisez, divisez, il en restera toujours quelque chose… L’Ukraine n’ayant plus un kopeck, le robinet de gaz a été coupé hier. L’économie est en ruines, les finances, pire, les oligarques s’en mettent encore plus dans les poches que sous l’ère Yanoukovitch... J’en ai rêvé, le Maïdan l’a fait ! Les Ukrainiens risquent de payer pendant des décennies les conséquences du putsch monté par Victoria "fuck l’UE" Nuland et ses acolytes.
Notre oiseau fait maintenant escale en Russie où le maître du Kremlin caracole dans les sondages : selon le centre indépendant Levada, 89% d’opinions favorables. Record battu, même le Washington Post en reste sans voix.
Première remarque : les 11% restants se partagent principalement entre les communistes, qui accusent Poutine d’être trop accommodant avec le capitalisme, et les nationalistes qui blâment sa trop grande retenue dans la crise ukrainienne. Donc, dans les deux cas, d’être… trop proche de l’Occident ! Deuxième remarque : les sanctions américano-européennes visant à rendre Poutine impopulaire ont eu l’effet inverse. Les Russes sont soudés comme jamais autour de leur président et prêts à endurer crise économique (réelle mais beaucoup moins forte qu’annoncée), attaques contre la monnaie (qui a tout de même bien repris en 2015) ou inflation. Troisième remarque : psychologiquement, ça doit être dur pour les dirigeants européens, dont certains battent des records d’impopularité (suivez mon regard…) Les sanctions n’ont servi strictement à rien, mais vont coûter deux millions d’emplois à l’Europe.
Ah, au fait, la Russie va construire ses propres Mistrals.
Passons le Caucase. En Géorgie, même si une majorité est encore en faveur d’un accord avec l’Union européenne, l’idée de rejoindre l’Union eurasienne gagne du terrain, ce qui ne manque pas d’inquiéter à l’ouest. Environ un tiers des Géorgiens est maintenant favorable à l’entrée dans le projet russe, contre 20% en août 2014 et 11% en novembre 2013. Fait intéressant, la crise ukrainienne n’a eu aucun impact négatif vis-à-vis de l’Union eurasienne, au contraire.
Pour Vladimirovitch, tout irait pour le mieux si l’Arménie n’était pas le théâtre, depuis une semaine, d’importantes manifestations contre la décision du gouvernement d’augmenter les prix de l’électricité. Membre de l’Union eurasienne depuis le 1er janvier 2015, allié traditionnel de la Russie qui y possède une base militaire, l’Arménie est une pièce importante du Caucase, couvée du regard par maman ours. S’il semble jusque-là que les manifestations soient sans arrière-pensées, le spectre d’une révolution de couleur orchestrée outre-Atlantique n’est jamais loin. A tort ou à raison, Moscou suit les événements de très très près.
Poursuivons vers le Moyen-Orient, où la boîte de Pandore ouverte par l’invasion américaine de l’Irak en 2003 mettra peut-être des décennies à se refermer. En Syrie, la bataille d’Alep a commencé. Les "rebelles" chers à nos médias – Al Qaïda en réalité – mènent l’offensive pour prendre la grande ville du nord du pays.
Depuis plusieurs semaines, l’Iran conseille à Assad de laisser Alep pour se concentrer sur la Syrie utile (axe Damas-Homs et la côte). Pour le régime, c’est un dilemme terrible, car abandonner Alep enverrait un signal désastreux aux sunnites modérés qui ont encore foi en Assad et pensent que l’Etat peut les protéger. Mais depuis quelques mois, les forces loyalistes sont épuisées et en phase de recul. Si Al Qaeda prend Alep et en fait sa capitale, les enfants de Ben Laden verront fondre sur eux l’Etat Islamique, un peu plus à l’est, et une guerre fratricide éclatera entre les deux mini-Etats djihadistes.
Où est l’Occident dans tout cela ? Il est bien silencieux, cherchant sans doute ses futurs arguments pour se justifier d’avoir créé/alimenté cet incommensurable merdier. Frankenstein, Frankenstein… Israël joue un jeu extrêmement dangereux en flirtant avec Al Qaïda tandis que les apprentis-sorciers du Golfe, qui ont la plus grande part de responsabilité dans ce capharnaüm, semblent être quelque peu dans l’expectative. En cas de partition du pays, sur qui s’appuiera le Qatar pour faire passer son pipeline ? L’Etat d’Al Qaeda autour d’Alep ou celui de l’EI autour de Palmyre et de Raqqah ? Les Qataris sont-ils vraiment naïfs au point de penser que les fondamentalistes laisseront tranquillement le gaz alimenter les marchés de consommation des "croisés" ?
En Irak, les forces irakiennes et kurdes reprises en main par l’Iran ont mis un coup d’arrêt à l’expansion de l’EI. Le maître d’œuvre de cette réorganisation est le mythique et pourtant peu connu Qassem Soleimani, le chef des brigades Al-Quds, celui que la CIA considère comme "le stratège le plus puissant du Moyen-Orient".
On dit – vrai ou faux ? Difficile à dire avec un tel homme - qu’il est aussi derrière le soulèvement des Houthis chiites au Yémen. Toujours est-il que ce conflit est en train de se transformer en petit Vietnam pour l’Arabie saoudite qui peine de plus en plus à contenir ce qu’elle juge comme une menace confessionnelle à ses portes. Les bombardements qu’elle mène depuis le mois de mars dans l’indifférence générale n’ont servi à rien d’autre qu’à tuer des civils et à détruire des monuments classés au patrimoine historique de l’Unesco. Les Houthis avancent et des combats ont désormais lieu à l’intérieur des frontières saoudiennes. Est-ce que la délégation saoudienne en visite à St Petersbourg, il y a deux semaines, en a discuté avec les Russes, plutôt favorables aux Houthis ? Nous stabilisons les prix du pétrole et vous essayez de convaincre l’Iran de cesser son soutien aux rebelles. Pas impossible. Quand on sait par ailleurs qu’Al Qaïda contrôle de vastes territoires, on imagine l’imbroglio yéménite…
Syrie, Irak, Libye… l’irrésistible ascension de l’Etat Islamique touche également l’Afghanistan. Et un acteur de plus dans l’inextricable bordel afghan, un ! L’EI arrive en force et a déjà mis la fessée aux Talibans dans la province de Nangarhar. Son expansion est prise tellement au sérieux que les Hazaras chiites, pourtant peu amis des fondamentalistes sunnites, ont demandé la protection des Talibans face à cette nouvelle menace. Aux dernières nouvelles, les Talibans ont accepté, ce qui ne manque pas de sel quand on sait qu’ils ont brimé pendant des années ces Hazaras, considérés comme "hérétiques". Le mouvement du mollah Omar (celui qui a échappé à moto aux bombardiers US en 2001) est-il en train de s’embourgeoiser, de devenir le garant de la sécurité afghane ? On ne peut s’empêcher de penser avec ironie à l’intervention américaine en Afghanistan pour en chasser les Talibans. Quatorze ans plus tard, ils sont toujours là, plus forts que jamais (mise à part la branlée que l’EI leur a mis dans le Nangarhar) et les Américains négocient avec eux. Une croix de plus dans la longue liste des non-victoires militaires états-uniennes… Toujours est-il que l’irruption de l’EI dans le bourbier afghan met sans doute définitivement fin aux rêves illusoires du TAPI, le gazoduc Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde promu sans rire depuis des années par Washington pour contrer l’IPI (Iran-Pakistan-Inde).
Un pipeline en bonne voie, lui, est le Force de Sibérie entre la Russie et la Chine. Souvenez-vous : en mai 2014 est signé le "contrat du siècle" (400 Mds d’équivalent-dollars !) entre Moscou et Pékin pour la fourniture de gaz sibérien au glouton énergétique chinois. Le projet est colossal - 4 000 km - et devrait coûter au bas mot 40 Mds, pour une entrée en fonction en 2018 (quand on pense qu’il faut trente ans en France pour construire un petit aéroport…) L’empire du milieu vient de commencer la construction de sa partie de gazoduc, les Russes les ayant précédés de quelques mois.
Le terme d’empire du milieu (re)commence d’ailleurs à prendre toute sa signification tant la Chine est au centre du jeu international. La fameuse Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (BAII) a été lancée en fanfare à Pékin cette semaine. Plus de 300 délégués de 57 pays ont assisté à la signature. Rappelons que la BAII concurrencera la Banque mondiale sous influence américaine et sera la cheville ouvrière du cauchemar absolu des stratèges états-uniens : l’intégration de l’Eurasie. Elle financera - sans doute en coopération avec l’autre Goliath bancaire créé récemment, la banque des BRICS - les infrastructures liées au phénoménal projet continental de routes de la Soie visant à relier l’Europe à l’Extrême-Orient en évitant les mers, marginalisant considérablement les Etats-Unis.
Le mouvement a déjà commencé, plusieurs lignes ferroviaires existent, transportant des marchandises d’un bout à l’autre de l’Eurasie, mais le mouvement va s’amplifier dans des proportions considérables. Un TGV reliant Pékin à Moscou en 30 heures est maintenant dans les cartons : 7 000 km, 240 Mds ! Routes, centrales électriques, infrastructures énergétiques, télécommunications suivront. Pas étonnant que tout le monde, y compris de proches alliés américains comme la Corée du Sud, commence à quitter le navire US pour participer à cette frénésie tandis que les premiers pays européens succombent à la tentation.
Tout ce joli monde va se retrouver à Ufa dans quelques jours où la "Russie isolée" chère à nos trolls journalistiques va organiser le triple ( !) sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai, des BRICS et de l’Union eurasienne.
L’Eurasie est en marche…