Le meilleur symbole de l’échec américain en Eurasie est sans doute le tectonique rapprochement, presque la symbiose, entre la Russie et la Chine ces dernières années. Que d’eau a coulé sous les ponts depuis 1960 et la rupture sino-soviétique.
Petit retour en arrière…
Les années 50 ont représenté une décennie noire pour les stratèges américains. Après la prise du pouvoir par Mao en 1949, le cauchemar de MacKinder et Spykman se réalisait : un bloc (communiste) eurasiatique uni, comprenant URSS et Chine et allant de la Baltique au Pacifique.
Washington mit en place un réseau d’alliances militaires le long du Rimland - OTAN (Europe et Turquie), Pacte de Bagdad ou CENTO (Moyen-Orient et Pakistan), OTASE (Asie du Sud-est) – pour enserrer et contenir le Heartland en crue. L’on imagine avec quel soulagement les Etats-Unis accueillirent la rupture sino-soviétique de 1960. La mort de Staline et la déstalinisation, bref l’adoucissement de l’URSS, avaient rendu les Chinois furieux. Après quelques années d’hésitations, et suivant leur habitude de la politique du pire, les Etats-Unis choisirent… la Chine maoïste !
Visite de Nixon à Pékin en 1972, dégel des relations dans les années suivantes, soutien aux alliés de la Chine dont - ô tâche indélébile sur la diplomatie US - les Khmers rouges de Pol Pot au Cambodge. Laissons la parole à Kissinger : « Dites bien aux Khmers rouges que nous serons amis avec eux. Ce sont d’horribles meurtriers mais ça ne sera pas un obstacle entre nous. Dites-leur que nous sommes prêts à améliorer nos relations avec eux » (archives des minutes des conversations entre Kissinger et son homologue thaïlandais le 26 novembre 1975 : http://www.yale.edu/cgp/us.html). Dans la foulée de la rupture sino-soviétique, les communistes du Sud-est asiatique s’étaient en effet eux aussi divisés. Les communistes vietnamiens, vainqueurs des Américains, étaient favorables à l’URSS, les Khmers rouges à la Chine. Ces derniers ont, de 1975 à 1978, exterminé le tiers de la population cambodgienne et perpétré de nombreuses attaques en territoire vietnamien, sous le regard bienveillant des Etats-Unis qui tentaient ainsi de contenir et de harceler leurs vainqueurs par le biais de Pol Pot.
Le 1er janvier 1979, Washington reconnaît le gouvernement de Pékin comme le seul gouvernement légal de la Chine. Pendant ce temps, excédés par les attaques, les Vietnamiens finissent par envahir le Cambodge et mettent la pâtée aux Khmers rouges. Ce qui entraîne la réaction de Pékin qui entre en guerre contre le Vietnam : 200 000 soldats chinois traversent la frontière, avec l’assentiment des Etats-Unis.
Si les Américains ont soutenu la pire branche du communisme d’alors, la Chine maoïste et ses alliés, ce n’est certes pas par amour idéologique mais pour mieux diviser l’Eurasie et isoler le fameux "pivot du monde", l’URSS à l’époque.
Qu’en est-il trente ans après ? MacKinder et Spykman doivent se retourner dans leur tombe…
- Juin 2013 : plus grand contrat pétrolier jamais signé entre le russe Rosneft et le chinois CNPC (270 Mds)
- Mars 2014 : vente de S-400 russes (le système de défense anti-missiles le plus performant de la planète) à la Chine.
- Mai 2014 : deal du siècle portant sur la fourniture de gaz russe à Pékin pour la somme astronomique de 400 Mds (le plus gros contrat de l’histoire de l’humanité !). Début de la construction du pharaonique gazoduc Force de Sibérie en septembre.
- Le même mois : exercices navals sino-russes en Mer de Chine orientale (une première entre ces deux pays).
- Le même mois : promesse de la Chine d’investir en Crimée (soutien indirect à la position russe en Ukraine).
- Juillet 2014 : discussions entre les banques centrales russe et chinoise pour établir un système de paiement rouble-yuan n'utilisant plus le dollar.
- Août 2014 : forte augmentation du commerce agricole entre les deux pays pour contrer le régime de sanctions/contre-sanctions entre la Russie et l’Europe.
- Novembre 2014 : nouveau contrat colossal pour la fourniture de gaz sibérien à la Chine via la route ouest (projet Altaï).
- Janvier 2015 : décision de construire une ligne à grande vitesse de 7 000 km reliant Pékin à Moscou en 30 heures (projet d’infrastructure le plus cher de l’histoire : 240 Mds).
- Mars 2015 : soutien officiel à la position russe en Ukraine par la voix de son ambassadeur chinois à Bruxelles.
- Mai 2015 : accord pour intégrer le projet russe d’Union eurasienne au monumental projet chinois de routes de la Soie reliant Extrême-Orient et Europe.
- Le même mois : signature d’un accord autour de la cybersécurité (pacte de non-agression).
- Le même mois : exercices navals sino-russes en Mer Noire et en Méditerranée (les deuxièmes du genre, loin de leurs ports d’attache).
- Le même mois : la Russie devient le premier fournisseur de pétrole à la Chine, devant l’Arabie saoudite.
- Juin 2015 : la Russie commence à émettre des obligations en yuans.
- Le même mois : location de terres vierges en Sibérie à des compagnies agro-alimentaires chinoises.
Le tout dans un contexte général d’intégration et d’expansion de l’Organisation de Coopération de Shanghai (la future OTAN eurasienne), d’union des BRICS, de création de banques de développement concurrençant le système financier international aux mains de l’Occident, de dé-dollarisation accrue des échanges…
N’en jetez plus ! Les stratèges américains se prennent la tête à deux mains : comment a-t-on pu en arriver là ? La réponse est pourtant simple : l’accélération quelque peu hystérique, ces dernières années, de l’unilatéralisme occidental qui tente une dernière sortie (Irak, Libye, Syrie, Ukraine etc.) avant de ne plus en avoir les moyens. Chine et Russie sont parties pour continuer leur lune de miel. La première est grande consommatrice d’énergie, économiquement performante, technologiquement au top et densément peuplée. La seconde possède de fabuleuses richesses en hydrocarbures, une puissance militaire considérable et une intelligence diplomatique peu commune. Les deux s’emboîtent l’une dans l’autre comme deux pièces de puzzle.
Ce que Staline et Mao n’avaient pas réussi à faire, la Chine de Xi et la Russie de Poutine, pragmatiques, débarrassées de l’encombrante idéologie communiste, sont en train de le réaliser.