Ces derniers jours ont apporté leur lot de nouvelles intéressantes, dont plusieurs confirment ce que nous disons ici, parfois depuis longtemps et pas toujours en accord avec la doxa alternative qui, dans sa lutte contre le système impérial, a tendance à idéaliser tous ceux qui s'y opposent. Ce blog, lui, s'est toujours efforcé de faire la part des choses et de rapporter les faits tels qu'ils sont pour une meilleure compréhension des événements. Si l'empire américain et ses filiales s'y font régulièrement esquinter, ce n'est jamais aux dépens de la vérité. Petit florilège de nouvelles qui apportent de l'eau au moulin des Chroniques...
Ce que nous écrivions le 12 novembre a pu causer une certaine gêne :
A peine notre dernier billet sur le recul impérial en Amérique latine était-il publié que la Bolivie était le théâtre d'un coup d'Etat qui fleure bon la CIA. Les ressemblances avec le Maïdan ukrainien sont d'ailleurs assez frappantes : un président quelque peu naïf, une opposition violente, liée à Washington, des pontes de la police et de l'armée qui trahissent leur gouvernement et retournent leur veste, une chasse aux sorcières qui débute...
Un coup d'Etat, donc ? Oui mais... Ce blog se doit avant tout d'être objectif et il faut reconnaître que l'ami Evo n'est pas non plus blanc comme neige. Personne n'a bien compris pourquoi le comptage des voix a soudain été arrêté pour finalement désigner Morales gagnant alors qu'il n'était qu'en ballotage favorable. Certaines vidéos montrent que ses partisans n'avaient rien à envier non plus à l'opposition sur le plan de la violence. Plus généralement, on peut difficilement contester que la Bolivie, y compris parmi sa propre base électorale, était lasse d'un président qui s'accrochait de plus en plus au pouvoir.
C'est lui-même qui, en 2009, avait inscrit dans la Constitution la limitation à deux mandats présidentiels. Pourtant, il se présentait là pour la quatrième fois ! Il avait déjà fait un tour de passe-passe en obtenant de la justice que son premier mandat (2006-2010) ne soit pas pris en compte. Puis, en 2016, il a perdu le référendum l'autorisant à se représenter mais une nouvelle et commode décision de justice a purement et simplement annulé le résultat du vote ! Dans un remake digne de l'euronouillerie, le tribunal a considéré que briguer une fonction est un droit de l'homme supérieur à la Constitution ou au résultat d'un référendum. Bref, vous l'aurez compris, Evo a quand même donné le bâton pour se faire battre...
Géopolitiquement, qu'est-ce que ça nous donne ? Pas grand chose à vrai dire. La Bolivie de Morales était une voix anti-impérialiste assumée mais, petit pays, elle n'a jamais beaucoup pesé sur la scène internationale. Comme nous le disions il y a trois jours, la perte de l'Argentine et la tangente prise par le Brésil, les deux poids-lourds du continent, sont autrement plus dramatiques pour Washington que le gain éventuel, somme toute modeste, de la Bolivie. Chose très intéressante, le Brésil a ouvert son espace aérien à l'avion d'Evo qui rejoignait l'exil mexicain. De quoi s'interroger, du côté de DC la Folle, sur les véritables intentions de Bolsonaro qui a d'ailleurs eu des paroles inhabituellement modérées concernant les événements boliviens.
Quoi ? Rendre l'immaculé Evo Morales partiellement responsable de la situation ? Ne pas se lâcher en imprécations contre Bolsonaro mais, au contraire, lui reconnaître une évolution intéressante ? Vous n'y penser pas, voyons, cachez ce billet que je ne saurais voir. Et de fait, certains sites qui ont l'habitude de republier nos articles se sont curieusement abstenus cette fois-ci. Et pourtant...
Une très intéressante interview a été accordée par Andrónico Rodriguez, leader cocalero et héritier présomptif d'Evo.
S'il ne se gêne pas pour appeler un chat, un chat (et un putsch, un putsch), il n'est pas tendre non plus envers le Movimiento Al Socialismo, son propre parti. Selon lui, une autocritique est absolument nécessaire car le MAS a perdu les masses (jeu de mot non voulu) : népotisme, copinage, conformisme, éloignement de la base... Et encore ne mentionne-t-il pas, ou seulement en filigrane, le non respect du référendum de 2016 et le viol flagrant de la Constitution par Evo.
Si la semi-junte qui a pris temporairement le pouvoir ne fait certes rien pour se faire aimer, les élections sont toujours programmées et personne n'a parlé d'une interdiction du MAS. Avec un candidat responsable tel l'ami Andrónico (quel nom !), le parti du président déchu peut parfaitement gagner le suffrage et refermer la page de ce vrai-faux coup d'Etat.
Toujours est-il que Morales a quitté le Mexique pour s'installer en Argentine afin de mieux coordonner la stratégie de son mouvement et peut-être même plus si l'on considère que les deux pays ont une frontière commune...
L'arrivée d'Evo dans la pampa a été permise par l'élection d'Alberto Fernández le mois dernier :
(...) le grand voisin argentin pourrait à nouveau être de la partie. Nous l'expliquions en août :
En Argentine, le président Mauricio Macri, gentil toutou des USA, vient de se prendre une volée aux élections primaires, répétition générale de l'élection présidentielle du mois d'octobre. Pour Washington, c'est une bien mauvaise nouvelle, d'autant que le grand vainqueur est le parti de l'ancienne présidente Cristina Kirchner, elle aussi bien connue des lecteurs. Nous en parlions entre autres dans un billet consacré à l'établissement d'une base radar chinoise dans la pampa :
L'accord sino-argentin avait été signé en 2015, du temps de Cristina Kirchner, égérie de la multipolarité. Ironie du sort, l'objet de l'accord se réalise sous son successeur et adversaire, pion de l'empire comme nous l'expliquions il y a deux ans :
Macri, dans la plus pure tradition des leaders latino-américains dévoyés, est l'homme de paille des Etats-Unis en Argentine, permettant l'installation de deux bases US dans son pays, plaçant sa fortune chez son maître, s'attirant les louanges de son suzerain.
... et acceptant avec gloutonnerie tout accord avec le FMI visant à esclavagiser un peu plus son pays. Sans surprise, la Cristina, maintenant sénatrice, s'y oppose résolument et préfère les prêts de la banque des BRICS ou de la Chine. D'où la base radar, facilité donnée au dragon contre des espèces sonnantes et trébuchantes à un moment où l'Argentine était étranglée financièrement. Le combat continue entre la pasionaria et le vassal. Macri est largement devancé par C.K dans les projections du premier tour (39%-30%). Quel que soit le résultat, la base chinoise est là pour rester, l'accord ayant été signé pour 50 ans.
C'était l'année dernière et les sondages étaient en deçà de la réalité. Si Cristina ne s'est pas présentée elle-même, son parti a gagné par 47% contre 32%. Un retour du clan Kirchner à la Casa Rosada apporterait à coup sûr un regain d'activité au processus de multipolarité en Amérique du Sud, un temps mis à mal par la destitution de Dilma au Brésil et l'élection de Macri. On se rappelle que l'Argentine de Cristina, bien que ne faisant pas officiellement partie des BRICS, y faisait souvent figure de membre associé, ce qui sera sans doute à nouveau le cas dans deux petits mois...
Bingo. Le 27 octobre, Alberto Fernández, protégé de Cristina, a gagné dès le premier tour, renvoyant Macri à ses chères études. Si sa prise de fonction se fera en décembre, les stratèges américains commencent déjà à se ronger les ongles. Dans un geste ô combien symbolique, Fernández a accordé sa première interview internationale à Correa, l'ancien président équatorien et bête noire de l'imperium US, sur la chaîne russe RT.
Intronisé le 10 décembre à la plus grande joie de ses supporters, le nouveau président a eu pour premier geste d'accorder l'asile politique à Evo. Un geste fort à destination de Washington...
Quant à Bolsonaro, il prend chaque semaine ou presque la tangente vis-à-vis d'une administration Trump auparavant idolâtrée et qui n'a cessé de le décevoir. Les récentes promesses de la Maison Blanche d'imposer des taxes sur les importations d'acier et d'aluminium ne sont que le dernier chapitre d'une longue liste de couleuvres à avaler pour le Brésil, dont le président lorgne de plus en plus vers Pékin. D'une sinophobie toute donaldienne à ses débuts, il en vient aujourd'hui à déclarer que les deux pays "sont nés pour marcher côte à côte".
Ce lent retournement de Bolsonaro va sans doute en indisposer certains qui, empreints d'un manichéisme surrané, préfèreraient rejeter définitivement le trublion dans le camp impérial, mais il était en réalité dans les tuyaux depuis un certain temps. Ca ne veut pas dire que le sieur Jair ait définitivement embrassé la cause de la multipolarité ni qu'il ne retombera pas, à l'occasion, dans ses travers américanolâtres, mais cela montre simplement que le monde est un peu plus compliqué qu'un film hollywoodien en noir et blanc...
A 10 000 kilomètres de là, l'Ukraine est revenue sous les feux de l'actualité. La première rencontre entre Poutine et Zelinsky, à Paris pour les discussions dites du "format Normandie", a envoyé des ondes de choc dans le Deep State. Aucune avancée spectaculaire bien sûr, c'est impossible en l'état actuel des choses, mais l'important est ailleurs. Le gel du conflit du Donbass inquiète les officines de l'empire qui commencent à évoquer l'idée d'abandonner purement et simplement l'Est de l'Ukraine afin que le reste du pays prenne résolument le chemin de l'euro-atlantisme.
Tiens tiens, mais n'est-ce pas exactement ce que nous expliquons depuis des années, parfois dans l'incompréhension générale ?
11 mai 2014 : Poutine ne reconnaît pas le référendum séparatiste du Donbass
C'est l'une des clés permettant de comprendre la stratégie de Poutine en Ukraine et pourtant, elle n'est jamais relevée. Et pour cause ! Ce serait revenir sur plus d'un an de désinformation systématique de nos faiseurs d'opinion qui se rengorgent sur le "danger russe" et "l'invasion russe de l'Ukraine" (alors qu'un môme de 5 ans pourrait comprendre que si la Russie voulait vraiment conquérir l'est ukrainien, ça aurait été torché en cinq jours, certainement pas un an et demi !). Comment expliquer que Poutine n'a pas reconnu le désir d'auto-détermination des séparatistes pro-russes du Donbass si l'on affirme dans le même temps qu'il cherche à annexer le Donbass ? Aïe, voilà un os pour nos propagandistes en herbe... Alors on évacue purement et simplement l'une des deux contradictions. Ce faisant, on condamne le public à ne rien comprendre à ce qui se passe là-bas.
Petit retour en arrière.
Après le putsch, le nouveau régime au pouvoir à Kiev est pro-occidental et, suivant le désir de ses parrains américains, veut prendre le chemin de l'OTAN (plus que de l'UE d'ailleurs, ce qui montre l'imbécilité des dirigeants européens, bonnes poires dans toute cette affaire). A Moscou, on tremble. Perdre la base navale de Sébastopol, verrou stratégique de la Mer noire et ouverture sur la Méditerranée, pire, voir cette base devenir américaine ! Et voir l'OTAN s'installer aux portes de la Russie, alors que promesse avait été faite en 1991 à Gorbatchev que l'alliance militaire n'avancerait pas vers l'Est. Impossible... La réaction de Poutine sera fulgurante (notons qu'il est en réaction dans toute cette affaire, pas en expansion) et se fera sur deux axes :
- récupérer la Crimée et la rattacher à la Russie.
- créer un conflit gelé en Ukraine même, paralysant Kiev et l'empêchant d'entrer dans l'OTAN.
Le premier volet est connu, inutile d'y revenir en détail. Un Khroutchev passablement bourré avait donné la Crimée à l'Ukraine d'un trait de plume, un soir de beuverie de 1954. Depuis la dislocation de l'URSS en 1991, la Russie louait (cher) la base de Sébastopol, accord qui était toujours susceptible d'être remis en question quand un gouvernement pro-US arrivait au pouvoir à Kiev. Suivant l'exemple occidental au Kosovo, Moscou a pris le prétexte (d'ailleurs réel) du droit à l'auto-détermination des peuples pour organiser le référendum de rattachement à la Russie. Apparemment, les Criméens ne s'en plaignent pas trop.
Mais c'est surtout le deuxième volet qui est intéressant. Poutine n'a aucune intention d'annexer l'est ukrainien, bien au contraire ! Son but était de créer un conflit gelé à l'intérieur des frontières ukrainiennes. Selon la charte de l'OTAN, un pays ayant un conflit ouvert ou gelé sur son territoire ne peut faire acte de candidature. Et ça, on le sait parfaitement à Moscou. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que le cas de figure se présente. Trois pays de l'ex-URSS ont, sous la direction de gouvernements formés aux Etats-Unis, fait mine de vouloir entrer dans l'organisation atlantique : Géorgie, Moldavie et Ukraine. Moscou a alors activé/soutenu les minorités russes en lutte contre le gouvernement central, les conflits gelés dans ces trois pays (Ossétie et Abkhazie en Géorgie, Transnistrie en Moldavie et maintenant Donbass en Ukraine) les empêchant d'entrer dans l'OTAN. Ce que fait Poutine dans l'Est ukrainien n'est donc que la réplique de ce que la Russie a déjà fait ailleurs, il n'y a aucune surprise. Pour lui, il est donc hors de question d'accepter que le Donbass se rattache à la Russie, contrairement aux sornettes racontées ici et là : il le veut à l'intérieur des frontières ukrainiennes. Statut d'autonomie, armement, soutien diplomatique, aide humanitaire... tout ce que vous voulez, mais à l'intérieur des frontières ukrainiennes !
Cela explique pourquoi Poutine était bien embêté lorsque les séparatistes pro-russes ont organisé leur référendum. Il a d'abord tenté de les en dissuader, puis il a refusé d'en reconnaître les résultats. Cela explique aussi que, contrairement à ce qu'on pourrait penser, Poutine est mal vu par les pro-russes du Donbass ainsi que par les courants nationalistes russes qui rêvent tous d'une Novorossia indépendante ou de son rattachement à la Russie.
Vladimir Vladimirovitch fait un numéro d'équilibriste, soutenant suffisamment les séparatistes pour qu'ils ne se fassent pas annihiler tout en douchant assez cyniquement d'ailleurs leurs espoirs d'un rattachement à la Russie, éliminant les leaders séparatistes indépendantistes (Strelkov, Mozgovoi, Bezner) pour les remplacer par des chefs plus enclins à se contenter d'une large autonomie (Zakarchenko, Givi, Motorola), le tout alors que Kiev (et les Etats-Unis derrière) font tout pour faire déraper la situation et que certains bataillons néo-nazis (Azov, Aidar, Tornado etc.) bombardent sciemment les civils russophones. Pour l'instant, Poutine s'en sort avec une maestria peu commune, mais seul l'avenir nous dira si l'équilibriste est finalement arrivé de l'autre côté.
N'en déplaise à ceux qui voudraient voir en Vladimirovitch un chevalier blanc angélique défendant les russophones, sa stratégie vise avant tout à préserver la Russie en stoppant net l'expansion de l'OTAN vers le Heartland. Stratégie géniale mais aussi, il faut le reconnaître, cynique. Ces Chroniques l'ont tout de suite vu, les think tanks impériaux commencent tout juste à s'en apercevoir, confirmant en creux ce que le fidèle lecteur sait depuis le début...