Si le Grand jeu entre puissances se joue primordialement sur l'échiquier eurasien, il pourrait rapidement gagner l'exosphère et au-delà, l'espace. Les Chroniques ont la chance de compter parmi leurs lecteurs un spécialiste des questions spatiales, déjà auteur de plusieurs articles par ailleurs. Val, c'est le nom de notre honorable correspondant, nous débroussaille le chemin pour nous permettre de comprendre les enjeux à venir du Grand jeu 4.0.
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Fier symbole de la coopération internationale, fleuron d’une collaboration à 150 milliards de dollars, la Station Spatiale Internationale commence à refléter son âge (bientôt 20 ans) et bien qu’elle fasse encore les gros titres de temps à autres, l’intérêt que les nations participantes lui portent a plutôt tendance à vaciller ; du moins n’est-il plus aussi exclusif qu’autrefois. Avec encore peut-être une dizaine d’années d’activité intergouvernementale à son bord, elle est aujourd’hui exposée à la nationalisation des efforts spatiaux et aux nouvelles stations en développement qui menacent inéluctablement sa pérennité.
En premier lieu, les milliardaires du privé sont bien décidés à imposer leurs marques respectives. Ainsi, le SpaceX d’Elon Musk n’a pas hésité à s’installer sur le pad historique des missions Apollo à Cap Canaveral, pour fédérer le grand public autour de ses fusées réutilisables et de sa colonie martienne rêvée. Bigelow Aerospace, compagnie du déjanté Robert Bigelow, développe un habitat gonflable, actuellement en phase d’essai sur la Station et qui pose les bases d’une station privée à son nom. Le Virgin Galactic de Richard Branson a bâti un astroport dans le désert du Nouveau-Mexique et est en voie de faire du tourisme spatial de luxe une industrie à part entière. Le Stratolaunch de Paul Allen vient de dévoiler le plus grand avion du monde, destiné lui aussi à rapprocher l’espace.
En ce qui concerne les partenaires historiques du gouvernement américain, citons Orbital ATK, qui planche sur une station dans l’orbite lunaire, ou encore Lockheed-Martin, qui vise carrément l’orbite martienne pour l’établissement d’un poste avancé ! La NASA, elle, est tout à son nouveau lanceur SLS et à Orion, la nouvelle Apollo du XXIe siècle, chargée de rendre au pays sa gloire passée à partir de 2020...
Côté russe, on espère récupérer certains modules de la Station (la partie russe) pour en construire une nouvelle, plus grande, plus moderne… plus russe. Son nom : OPSEK. Une capsule habitée baptisée Fédération devrait en outre remplacer les vénérables et toujours indispensables Soyouz à l’horizon 2020. Et l’on parle vaguement de missions lunaires et martiennes, mais la communication de Roscosmos est comme celle du CNSA, l’agence chinoise : au mieux fragmentaire.
Les Chinois, parlons-en : le succès de leur programme et leurs ambitions en font un allié de poids. Ce n’est pas un hasard si Poutine a choisi l’Est sibérien pour dresser sa nouvelle capitale de l’espace, Gagarine, autour du tout nouveau cosmodrome de Vostochny. Exit le bail titanesque versé au Kazakhstan (115 millions par an, jusqu’en 2050) pour l’exploitation du site de Baïkonour, et bienvenue aux vols commerciaux russo-chinois, sans parler d’éventuelles pour ne pas dire inévitables coopérations militaires.
La collaboration entre les deux têtes de l’OCS n’est pas qu’une opération de RP, elle est quasi complète sur tous les grands sujets et l’expansion dans l’espace ne fait pas exception. Ainsi, la Chine souhaiterait une aide russe dans la construction d’une station chinoise, proposition à laquelle l’inamovible Komarov, le patron de Roscosmos, a préféré botter en touche pour le moment. La Russie n’a jamais cherché à geler les collaborations (ISS, programme ExoMars avec l’ESA, partenariat avec le CSG de Kourou pour les Soyuz-ST, sans oublier les exports de moteurs RD-180, dont les Américains sont extrêmement friands, ce qui agace en haut lieu), mais Moscou ne se lancera pas dans une collaboration à sens unique avec qui que ce soit, partenaire ou pas.
En ligne de mire, les prochains vols habités vers la Lune, puis vers Mars. Un tel achèvement ne peut en aucun cas être partagé par deux nations. Telles les missions lunaires des années 1960, les missions martiennes des années 2030 seront des efforts nationaux et le premier arrivé sera très probablement le premier servi. On imagine en outre le retentissement patriotique pour la ou les nations qui y parviendront. Russie, Chine et États-Unis sont formellement engagés dans la course, rejoints par l’ESA européenne, l’Inde et même les Émirats arabes unis.
Dans ce contexte de nouvelle ruée vers l'or, il convient de se demander quel cadre juridique est à l’heure actuelle en place pour contrôler l’expansion commerciale terrestre sur les corps célestes comme les planètes. Et à cette question, la réponse est bien mince. Oh, il existe bien un traité poussiéreux de l’ONU datant de 1967, qui interdisait à toute nation de s’approprier tout ou partie d’un corps céleste, ainsi que d’y installer une quelconque présence militaire.
Mais l’administration Obama a décidé de rouler dessus avec le Space Resource Act voté par le Congrès en juin 2015, qui invalide explicitement et unilatéralement les accords de non-appropriation. Son contenu est simple : le Président a toute latitude pour faciliter l’accès aux ressources extra-terrestres, leur transfert ininterrompu et leur libre vente par des entreprises américaines. Il va de soi que de telles opérations seront encadrées, cofinancées et/ou équipées par le complexe militaro-industriel, les enjeux étant trop immenses pour être laissés à la chance.
Comment garantir aux futures colonies minières, sur la Lune ou ailleurs, la sécurité des hommes et des équipements engagés ? À cette question aussi, la réponse est simple, typiquement américaine : on apprenait il y a seulement quelques jours la création d’un corps de Marines de l’espace au sein de l’armée américaine, sous le commandement d’un général 3-étoiles. Le Congrès est plutôt pour ; du côté de l’Air Force par contre, qui s’occupe ordinairement de ces affaires, on n’est pas du tout mais alors pas du tout content. Mais doit-on encore s’étonner des frasques de l’appareil US, prisonnier de ses annonces, annonces d’annonces et annonces d’annonces d’annonces…
Pas de réaction publique côté OCS, comme souvent. Les Chinois sont déjà sur la Lune depuis plusieurs années de toute façon, et les Russes ont toujours le quasi-monopole du marché du vol habité. Côté européen, on reste prudemment à ses petites affaires, Ariane cartonne encore et toujours (Ariane 5 vient d’effectuer le 80e tir réussi de son histoire), et le projet un peu fou de village international lunaire exprimé par le nouveau directeur de l’ESA, s’il a été reçu positivement en Chine, paraît forcément un peu candide en comparaison.
Au-delà de ces considérations politiques, et en l’absence de toute législation solide, comment éviter également la privatisation galopante qui menace à court terme d’envahir la Lune, et au-delà, Mars et la ceinture d’astéroïdes ? Derrière les géants 3.0, c’est une armada d’entreprises de toutes origines qui se précipite pour glaner une part du gâteau. Accès commercial à l’espace, télécommunications, services de fret… C’est toute une logistique qui se met en place, avec pour seul but l’exploitation totale et froidement efficace de toutes les ressources accessibles dans l’espace plus ou moins proche.
À titre d’exemple, citons les pourparlers en cours entre ARCA, ex-ONG roumaine reconvertie dans la construction de fusées aux États-Unis, et Spaceport America, l’astroport de Virgin Galactic. Ou encore le deal passé entre le transporteur DHL, Airbus et la compagnie américaine Astrobotics, dont le petit alunisseur Peregrine, récemment dévoilé au Salon du Bourget, pourrait bien devenir un véhicule de livraison standardisé. On comprend mieux dès lors la tendance protectionniste des États-Unis, qui resserrent leurs activités autour du profit strictement national, et le rapprochement Russie/Inde/Chine qui s’établit pour le bloc OCS. La bataille ne fait que commencer, et elle s’annonce âpre.
Val, juillet 2017