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Frankenstein, encore une fois…

L’Occident n’apprendra-t-il donc jamais ? L’attentat tri-continental de l’Etat Islamique vient encore rappeler, s’il en était besoin, le danger de flirter avec l’inflirtable, de créer des monstres fugueurs qui échappent à leur créateur. L’EI, énième enfant incestueux des liaisons dangereuses entre Riyad et Washington, avec l’Arabie saoudite dans le rôle de la verolée Marquise de Merteuil et les Etats-Unis dans celui du cynique Valmont…

L’histoire d’amour entre le monde anglo-saxon et l’islamisme remonte à plus d’un siècle, lorsque la Grande-Bretagne commença à se mêler des affaires de la péninsule arabique face au « danger ottoman », la Première guerre mondiale ne faisant qu’amplifier ce phénomène. Mais Londres était tiraillée entre deux visions, plus exactement deux départements de ses affaires étrangères, chacun supportant son poulain (ou son pur-sang arabe en l’occurrence). Par l’entremise de son agent sur place, John Philby - le père du célèbre espion qui trahira pour le compte du KGB -, l’India Office soutenait Abdulaziz Ibn Saoud, allié aux wahhabites, ce courant ultra rigoriste de l’islam. De l'autre côté, l’Arab Bureau du Caire et le légendaire Lawrence (oui, oui, d’Arabie) jouaient la carte du chérif Hussein de la Mecque, bien plus modéré. Malheureusement pour le monde, le premier prit le pas sur le second sur le terrain et Philby sur Lawrence dans les corridors du Foreign Office. Le Saoud monta sur le trône de l’Arabie, on en paye encore les conséquences…

Au commencement était le sable. A quelques centaines de mètres de profondeur reposaient, insoupçonnées, les plus grandes réserves mondiales d’or noir. Et le pétrole fut ! Découverte du premier gisement en 1938 et de Ghawar, le plus vaste du monde, en 1948. Entre les deux a lieu la fameuse rencontre entre Roosevelt, de retour de Yalta, et le roi ibn Saoud, sur le croiseur USS Quincy. On peut même parfois se demander si ce tête-à-tête ne fut pas plus important que Yalta tant il a modelé le Moyen-Orient jusqu’à nos jours. Les Etats-Unis s’engagent à assurer de manière inconditionnelle la protection de la famille Saoud, de son royaume et, par extension, la stabilité de la péninsule arabique. La non-ingérence américaine dans les questions de politique intérieure saoudienne est également affirmée. En contrepartie, les Saoud garantissent l’essentiel de l’approvisionnement énergétique américain. Signé pour 60 ans, il a été renouvelé en 2005 par Bush junior, peu regardant sur l’implication saoudienne dans les attentats du 11 septembre. Le choc pétrolier de 1973 accrût encore cette lune de miel. Une situation gagnant-gagnant pour les deux compères mais perdant pour le reste du monde. L’Arabie saoudite exigeait désormais d’être payée en dollars ce qui, vu son poids pétrolier, équivalait à créer un pétrodollar permettant désormais aux Etats-Unis de vivre au-dessus de leurs moyens et de s’extraire des contingences financières s’appliquant à tout mortel [c’est ce privilège exorbitant que remettent actuellement en cause la Russie et la Chine, mais ceci est une autre histoire…] De son côté, Riyad et ses petites sœurs fondamentalistes du Golfe recyclaient leurs pétrodollars en milliers d’écoles coraniques un peu partout dans le monde. D’inspiration wahhabite ou autre, ces madrassas créeront les générations de djihadistes qui sévissent actuellement sur la planète.

Durant la Guerre froide, le monde arabo-musulman était grosso modo divisé en deux camps, le chiisme étant encore pour un temps sous le boisseau. D'un côté, le courant nassériste socialisant, laïc et nationaliste : Egypte de Nasser, parti Baath en Syrie et en Irak, OLP…De l'autre, le courant religieux, islamiste, principalement autour des pétromonarchies du Golfe. Les Etats-Unis avaient déjà choisi leur camp, on l’a vu ; l’URSS, par proximité idéologique, s’allia tout naturellement avec le courant socialiste et laïc. Là est le drame de l’Occident qui, depuis 1945, est du mauvais côté de la barrière. L’Amérique et ses porteurs d’oranges européens soutiennent mécaniquement les pétromonarchies fondamentalistes, leurs alliés et leurs créatures. Si l'on se demande ce que les pays européens vont faire dans cette galère, on comprend mieux la position américaine dont les intérêts stratégiques vont souvent de pair avec l’islamisme militant. Dictature militaire islamique de Zia ul-Haq au Pakistan face à l’Inde, pourtant démocratique mais pro-soviétique. Moujahidines et Al Qaeda en Afghanistan pour épuiser l’URSS. Talibans de 1996 à 2001 pour stabiliser ce même Afghanistan afin de faire passer le pipeline d’Unocal (http://news.bbc.co.uk/2/hi/world/west_asia/37021.stm). Rébellion tchétchène pour déstabiliser la Russie (http://journal-neo.org/2015/05/15/what-if-putin-is-telling-the-truth/). Mouvements islamistes libanais dans les années 2000 pour les lancer contre le Hezbollah (http://www.newyorker.com/reporting/2007/03/05/070305fa_fact_hersh). UCK albanaise contre la Serbie. Harcèlement ou guerre contre les bêtes noires des fondamentalistes : Iran, Saddam, Assad etc. La liste n'est pas exhaustive...

A chaque fois, une conjonction d’intérêts américano-saoudienne qui favorise l’islamisme, le djihadisme et le chaos. Et ce qui devait arriver finit par arriver : le pompier-pyromane se brûle les doigts et ne peut plus éteindre le feu. La créature s’échappe et se retourne contre le docteur Frankenstein, l’exemple le plus fameux étant bien sûr Al Qaeda.

En ce qui concerne l’Etat Islamique, autre créature sortie du chapeau magique, l’Amérique n’est pas directement coupable en ce sens qu’elle ne l’a pas créé. Mais sa responsabilité indirecte est énorme. Ce sont les usual suspects saoudiens et qataris qui ont développé l’EI et Washington était parfaitement au courant, comme l’a reconnu le général Wesley Clark : « Ce sont nos amis et alliés qui ont financé l’EI » : https://www.youtube.com/watch?v=QHLqaSZPe98

Le but était, pour les pétromonarchies fondamentalistes sunnites, de casser l’arc chiite (Iran-Irak-Syrie-Liban) en créant un "sunnistan" à cheval sur la frontière syro-irakienne. Ca collait parfaitement avec les intérêts US - et israéliens ! - donc tout le monde a fermé les yeux. Le Qatar jouait aussi une carte plus personnelle, désirant ardemment faire passer son gazoduc par le territoire syrien pour relier le marché de consommation européen, ce qu'Assad refusait sur les "conseils" russes. Il fallait donc le faire partir du pouvoir et financer la ribambelle de rebelles. Washington savait également dès 2012 que la Syrie était en train de devenir une terre de Djihad où pullulaient les groupes fondamentalistes et que l’opposition "démocratique" si vantée par notre volaille médiatique n’existait à peu près que sur le papier. Pire ! un document récemment déclassifié, rédigé lui aussi en 2012 par le DIA (l’intelligence militaire), montre que le Pentagone connaissait pertinemment le danger de création d’une "principauté salafiste", mais poursuivit néanmoins sa stratégie anti-Assad en soutenant des mouvements flirtant dangereusement avec la ligne rouge : http://www.politis.fr/IMG/pdf/Pg--291-Pgs--287-293-JW-v-DOD-and-State-14-812-DOD-Release-2015-04-10-final-version11_1_.pdf

Ben Laden ne leur a pas suffi, toujours cette incommensurable bêtise consistant à jouer avec le feu djihadiste, toujours cet aveuglement consistant à se tromper d’ennemi et à s’allier avec le diable. Les victimes du triple attentat d’hier peuvent dire merci à la Merteuil saoudienne et au Valmont américain…

Frankenstein, encore une fois…
Tag(s) : #Moyen-Orient, #Etats-Unis

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