Les chaotiques images en provenance de Kaboul, l'effondrement soudain du système mis en place par Washington à grands coups de centaines de milliards de dollars et les évacuations sauce saïgonaise ont gravement nui à la crédibilité impériale. C'est un tel torrent de lamentations que le Mur du même nom en pâlit de jalousie : New York Times, Washington Post (ici ou ici), presse anglaise, japonaise etc.
Mais il est un autre niveau, bien moins commenté, où le fiasco américain apparaît vraiment colossal : celui du temps long. Petit retour en arrière...
- 1989 : l'Armée rouge quitte piteusement l'Afghanistan
C'en est fini de l'influence russe dans le royaume de l'insolence. Les moujahiddines plus ou moins modérés soutenus par la camarilla américano-pakistano-saoudienne l'ont emporté et mettent la main sur le pays.
Moscou : -1 Washington : +1
- 1994 : les taliban se lancent à l'assaut de l'Afghanistan
Votre serviteur se donne la parole (p. 52-53 du livre) :
Ces "étudiants en théologie" sont les enfants spirituels de l’alliance américano-pakistano-saoudienne de la décennie précédente. Durant la guerre contre les Soviétiques, des millions d’Afghans s’étaient en effet réfugiés dans les zones tribales pakistanaises. Les jeunes reçoivent dans les madrasas une éducation rigoriste fortement influencée par l’école de pensée Deobandi, orthodoxie islamique créée au XIXe siècle en Inde du Nord, ainsi que par le wahhabisme exporté par l’Arabie Saoudite. Les Américains y vont aussi de leur contribution sous la forme de millions de livres scolaires violents qui appellent au djihad contre les Russes. Ces aimables manuels sont imprimés par l’ami Gouttierre de l’université du Nebraska, sous la supervision de la CIA et de l’USAID, l’agence étatsunienne pour, ne riez pas, « le développement ». Les enfants, devenus maintenant jeunes adultes, se lancent sur l’Afghanistan en 1994, avec l’objectif déclaré de le libérer des seigneurs de la guerre corrompus et d’y instaurer une société islamique pure.
Nés dans la haine du Russe et coproduits par les Américains, ces taliban ne peuvent qu'apporter de l'eau au moulin impérial, bien qu'ils soient avant tout aux ordres de l'ISI pakistanais.
Moscou : - 2 Washington : + 2
- 2001 : après le 11 septembre, les Etats-Unis interviennent en Afghanistan
Certes, les Taliban sont soudain passés du statut de créatures à celui d'ennemis mais, pour tonton Sam, ce n'est peut-être pas plus mal. Ces enturbannés sont décidément incapables de comprendre les choses, notamment un certain gazoduc...
Le projet TAPI débute dans les années 1990, l’âge d’or de la déraison impériale. Chose curieuse, c’est une compagnie argentine, Bridas, qui la première en a l’idée. Très vite cependant, la texane Unocal rejoint la danse, supportée par les poids lourds du lobbying diplomatico-énergétique américain ainsi que par la famille royale saoudienne via la présence de Delta Oil dans le consortium. Le petit poucet Bridas réagit alors en s’alliant avec une autre compagnie saoudienne, Ningarcho, alignée sur le prince Turki ben Fayçal, le tout-puissant chef des services secrets de Riyad. Puis elle fusionne l’année suivante avec l’américaine Amoco, elle-même liée à BP. Voilà qui rééquilibre singulièrement le poids des lobbyistes.
D’un côté, l’alliance Bridas-Ningarcho-Amoco-BP soutenue par Turki, Brzezinski (conseiller d’Amoco !) ou encore James Baker, l’ami de toujours de la famille Bush. De l’autre, Unocal, parrainée par Dick Cheney, le roi Fahd, Kissinger (conseiller d’Unocal !), Richard Armitage ou encore Tomas Gouttierre, qui fait plusieurs allers-retours à Kaboul pour discuter avec ses amis talibans. L’establishment états-unien et saoudien est divisé mais, qu’il soutienne l’un ou l’autre projet, tout ce joli monde se retrouve sur l’idée fondamentale de la stratégie américaine : évacuer les richesses énergétiques caspiennes en évitant soigneusement le Heartland.
La passe d’armes, déjà complexe, est rendue encore plus ardue par la confusion et les intrigues du terrain. Le Pakistan et le Turkménistan, d’abord favorables à Bridas, sont retournés par Unocal après d’intenses séances de « persuasion ». Reste l’Afghanistan en pleine guerre civile, où Bridas possède encore une longueur d’avance. Ben Laden lui-même s’en mêle et conseille à ses hôtes talibans de signer avec la société argentine. Mais les enturbannés du mollah Omar préfèrent attendre et faire monter les enchères. C’est à ce moment qu’une délégation talibane est invitée par Unocal au Texas puis, deux ans plus tard, fait du tourisme au mont Rushmore. À cette occasion, quelques discrètes rencontres ont bien sûr lieu avec de hauts responsables à Washington.
L’on assiste alors à un étonnant retournement de l’histoire : face à l’attelage américano-pakistano-saoudo-taliban, les Russes (rejoints d’ailleurs par les Iraniens) soutiennent leurs ennemis d’hier, les moudjahidine qui les avaient combattus dix ans plus tôt lors de la guerre d’Afghanistan. C’est notamment le cas du plus célèbre d’entre eux, Massoud, le « Lion du Panshir », qui avertit en vain le monde du danger taliban et constate avec surprise que seuls ses anciens adversaires russes lui prêtent une oreille attentive. Il aura peut-être été, comme presque tout le monde, victime du mirage consistant à croire que l’Amérique et le fondamentalisme islamique sont ennemis, alors qu’ils marchent en réalité main dans la main depuis toujours…
Élu fin 2000, George W. Bush prend le parti d’Unocal et relance les négociations avec les talibans, mais celles-ci butent à nouveau sur les frais de transit exorbitants exigés par les étudiants en théologie. De plus, Washington s’impatiente devant le surplace du mouvement taleb, incapable de stabiliser l’ensemble du pays et de venir à bout de l’Alliance du Nord de Massoud.
Excédée, l’administration américaine commence à changer son fusil d’épaule tandis qu’al-Qaida prend l’ascendant sur ses hôtes et se met peu à peu à diriger leur politique étrangère. Tout au long de l’année 2001, des rumeurs plus qu’insistantes font état d’une éventuelle intervention de Washington en Afghanistan. En juillet, une réunion a lieu à Berlin, où les envoyés américains emploient un ton menaçant vis-à-vis des talibans et préviennent qu’une action militaire pourrait prendre place à la mioctobre. En substance : livrez Ben Laden et laissez passer le pipeline. Le message est transmis aux talibans par les Pakistanais.
C’est au cours de cette réunion qu’aurait été prononcé le fameux (et controversé) avertissement : « S’ils n’acceptent pas notre tapis d’or, nous les enterrerons sous un tapis de bombes ». Toujours est-il que la tension monte clairement d’un cran. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les attaques terroristes du 11 septembre, certes planifiées longtemps à l’avance, aient été décidées à ce moment-là par Ben Laden, en tant que « représailles préventives ». De même, en juillet, al-Qaida désigne deux tueurs kamikazes pour assassiner Massoud, ce qu’ils ne réussiront à faire que deux mois plus tard, le 9 septembre.
Début août, Washington envoie une émissaire de la dernière chance, Christina Rocca, sous-secrétaire d’État pour l’Asie centrale et du Sud, afin de rencontrer une ambassade talibane à Islamabad. Ancienne de la CIA chargée des relations avec les groupes de guérilla islamiques pendant la guerre d’Afghanistan, corédactrice du Silk Road Strategy Act de 1999, la dame connaît son Grand Jeu sur le bout des doigts. Sans succès en l’occurrence (...)
Les taliban étant incapables de stabiliser le pays et de sécuriser les routes énergétiques, ils deviennent inutiles et doivent donc être renversés. Le fait qu’ils refusent de livrer Ben Laden, accusé des attaques du 11 septembre 2001, n’arrange évidemment pas leur cas. L’intervention américaine en Afghanistan débute le 7 octobre. Deux jours plus tard, l’ambassadrice états-unienne à Islamabad, Wendy Chamberlain, contacte déjà le ministre pakistanais du pétrole et des ressources naturelles pour reparler du TAPI ! (p. 60-63 du livre)
Lâchant et remplaçant un encombrant "protégé" par un autre plus acceptable - un peu comme en Syrie, quand le plan C (kurde) remplace le plan B (Daech) - les Américains, désormais implantés durablement en Afghanistan, ont toute lattitude pour en faire une formidable plateforme vers l'Asie centrale, sous les yeux paniqués de l'ours et du dragon.
Moscou : -2 Washington : +3
- 2021 : les hélicoptères US évacuent en catastrophe tandis que l'ambassadeur russe reste tranquillement en poste à Kaboul !
Moscou : +1 Washington : -1
Comment diable en est-on arrivés à un renversement aussi complet de l'équation stratégique ? Il existe peu d'exemples dans l'Histoire d'un retournement de situation si éloquent. Les Russes étaient doublement déconsidérés en Afghanistan, n'y avaient plus aucun avenir ; mais, joueurs d'échecs dans l'âme, ils ont été patients, intelligents, faisant leurs ouvertures au moment idoine. Les Américains, eux, possédaient littéralement toutes les cartes en main, à trois reprises au moins ; commettant bourde sur bourde, manquant cruellement de vision, ils ont gâché toutes leurs chances.
Une incapacité stratégique sur le long terme relativement nouvelle, beaucoup plus préoccupante pour l'empire que le fiasco médiatique qui n'en est que l'ultime et pathétique conséquence...