Alors que l'armée syrienne est sur le point de remettre intégralement la main sur l'artère vitale reliant Damas à Alep et que cinq soldats turcs auraient à nouveau été tués, il se passe des choses tout aussi importantes dans le Grand jeu énergético-eurasien. Les Chroniques n'ayant pas abordé le sujet depuis décembre, un petit point de la situation n'est peut-être pas inutile sur les gigantesques tubes qui intègrent le continent-monde...
Le fidèle lecteur sait à quel point la connexion énergétique entre le Heartland et le Rimland fait s'arracher les cheveux des stratèges américains et les dernières nouvelles ne sont guère faites pour les rassurer. Dans le grand match gazier entre l'ours et l'empire, le premier a déjà planté deux essais dans l'en-but et un troisième est dans la balance, analysé par l'arbitre vidéo.
Inauguré en janvier, le Turk Stream (2) a fêté son premier milliard de m3 de gaz (dont une moitié vers la Turquie, l'autre vers la frontière bulgare, c'est-à-dire vers les Balkans). C'est évidemment cette extension vers l'Europe qui cristallise toutes les rancœurs impériales et l'on se rappelle qu'en son temps, McCainistan avait réussi à torpiller le monumental South Stream russe, justement en allant de balader du côté de Sofia.
Depuis, bien de l'eau a coulé sous les ponts et les Bulgares ont amèrement regretté d'avoir succombé aux pressions US comme nous l'expliquions il y a un an et demi :
La victoire présidentielle du russophile Ramen Radev en 2016 a sans doute quelque chose à y voir. Cependant, même le Premier ministre Boyko Borissov, pourtant bon petit soldat de la clique atlantiste et qui a saboté le South Stream contre les intérêts de son pays, semble ne plus savoir quoi faire pour rattraper sa trahison.
Il s'était publiquement humilié fin mai en présentant ses excuses à Poutine lors d'une visite à Moscou et, depuis, mendie la possibilité de recevoir une branche du Turk Stream. Peu rancunier, car grand gagnant en fin de compte, le Kremlin considère sérieusement la possibilité, même si rien n'a été signé encore. Dans ce contexte, une portion de gazoduc d'une vingtaine de kilomètres, commencée en juin, vient d'être inaugurée à la frontière turco-bulgare. Objectif évident : raccorder la Bulgarie au Turk Stream.
Non seulement c'est fait, mais la Serbie voisine, très impatiente, propose même d'aider Sofia à accélérer les travaux !
Inauguré un mois avant le Turk Stream, le pharaonique Sila Sibirii (3), bien connu de nos lecteurs, commence gentiment à alimenter le dragon. Cette jonction entre les deux géants eurasiatiques est un tel crève-cœur pour l'empire que l'on assiste à des scènes ubuesques jusqu'à... Oslo. Dans un grand exercice de délire collectif, les services de renseignement de la Norvège, membre de l'OTAN faut-il rappeler, viennent en effet de placer la Chine et la Russie sur la liste des principales menaces pour le placide pays scandinave, citant notamment le gazoduc ourdi par les deux vilains. Quand le péril jaune menace les fjords...
A Moscou, on s'amuserait presque de ces pitreries si les nouvelles de la Baltique n'étaient venues partiellement assombrir le tableau. Alors que le Danemark avait, après un feuilleton digne d'une télénovela brésilienne, fini par donner son accord à l'achèvement du Nord Stream II (1), les sanctions du Congrès américain ont poussé vers la sortie la compagnie suisse de pose de tubes Allseas, abandonnant en rase campagne le chantier déjà réalisé à 94%. Il ne manquait plus que 80 km, soit environ... deux semaines de travail !
Si d'aucuns auraient souhaité que Gazprom poursuive en justice l'entreprise suisse pour rupture abusive de contrat, Poutine puis le ministère russe de l'Energie ont assuré que le projet serait terminé, mais avec un retard d'un an :
Le chantier étant gelé, Gazprom doit désormais avoir recours à ses propres équipements, beaucoup moins performants. Une mission a priori réaliste car la fin du chantier n'est plus en eaux profondes. Un premier bateau, le Fortuna, pourrait déjà être à l'oeuvre dans les eaux allemandes. Mais sa capacité est de seulement 3 kilomètres de tuyaux posés par jour. Et il n'est pas autorisé à fonctionner dans les eaux danoises où demeure l'essentiel du chantier à achever.
Gazprom, qui n'a pas précisé l'ampleur des surcoûts provoqués par ces changements, dispose d'un autre navire de construction, l'Akademik Tchersky. Mais celui-ci serait pris pour le moment sur un autre chantier près de… Vladivostok, à l'autre bout de la Russie. Son transfert prendra plusieurs mois. Selon l'agence russe Interfax, il est en fait en cours de reconstruction pour modernisation. D'où les multiples délais et donc un retard final d'au moins un an pour ce projet qui, sans les nouvelles sanctions américaines, devait être terminé tout début janvier, avec une mise en exploitation prévue dès ce printemps.
A défaut de pouvoir empêcher durablement les pipelines russes de gagner le Rimland, la thalassocratie fait tout pour en retarder l'échéance. Une lutte à mort dont dépend sa survie en tant que superpuissance...