Difficile de savoir ce qui se passe dans la tête du sultan ces derniers temps... On comprend qu'il soit perturbé : son château de cartes syrien s'effondre, les Kurdes risquent fort de recevoir une aide russe, les vols des jets turcs dans le ciel syrien sont suspendus (merci les S400), le pétrole daéchique bombardé par les Russes et même par les Américains (bien à contrecoeur pour ces derniers) ne coule plus à flot et fiston Erdogan n'a plus d'argent de poche...
Le président turc a connu des jours meilleurs, c'est indéniable. Depuis l'incident du Sukhoi le 24 novembre, les mauvaises nouvelles s'accumulent. S'il espérait refroidir Moscou, c'est raté. Les Russes ont effectué près de 1 500 frappes depuis une semaine. Poutine envoie des avions supplémentaires en Syrie tandis qu'une deuxième base aérienne est en voie d'achèvement. Pour ne pas faire de jaloux, Moscou a également envoyé des T90, tanks plus avancés que les T55 et T72 de l'armée syrienne.
Nous l'avons dit à plusieurs reprises, Ben Erdogan risque de regretter très très longtemps son coup de folie du 24 novembre. Le maître du kremlin a beau jeu d'ironiser sur les dérives de "la clique d'hypocrites au pouvoir à Ankara, punis par Allah qui leur a enlevé la raison" (boum, dans les dents) :
Rappelez-vous comment le sultan justifiait l'acte de guerre : "nous ne tolérerons aucun empiètement sur notre souveraineté". Or c'est précisément ce qu'il est en train de faire... en Irak !
La planète s'est réveillée sur l'étonnante information (évidemment passée sous silence dans les médias de l'OTAN) de l'incursion d'un bataillon turc et de deux douzaines de tanks en Irak du nord, dans la région autonome du Kurdistan, pour... former les combattants kurdes qui luttent contre Daech ! Un coup d'oeil au calendrier me rassure : nous ne sommes pas le 1er avril. Que viennent donc faire vraiment ces soldats turcs dans la région de Mossul ?
En fait, l'histoire n'est pas si aberrante qu'elle en a l'air. Il faut d'abord rappeler que le Kurdistan irakien est très polarisé entre deux tendances irréconciliables : d'un côté le PUK de Talabani, pro-PKK, pro-YPG, sans compromissions avec Daech ; de l'autre, le PDK de Barzani, pas en mauvais termes avec Ankara voire, fut un temps pas si lointain (2014), avec l'EI. [Nous ferons très prochainement un point des forces en présence dans le triangle Irak-Turquie-Syrie et autour du Kurdistan, car la situation est effectivement assez compliquée, comme souvent au Moyen-Orient].
L'accord a été signé le 4 novembre durant la visite du ministre turc des Affaires étrangères à Erbil où règne Barzani ; il prévoyait l'établissement d'une base turque permanente dans la région de Mossul, témoin de combats entre les Peshmergas kurdes et Daech. Tiens, tiens, c'est précisément là que passe le pipeline Kirkuk-Ceyhan...
C'est ce même oléoduc que le PKK (adversaire des Turcs et de Barzani, faut-il le rappeler) avait fait sauter en juillet, comme nous l'avions rapporté alors. La base turque vise-t-elle donc à sécuriser l'approvisionnement de l'or noir en provenance du Kurdistan ? Il y a (peut-être) plus...
Une très étonnante histoire, quoique à prendre avec précaution, est sortie ces derniers jours à la suite du scandale du pétrole de Daech. Un journal arabe de Londres, généralement plutôt bien informé, a fait état d'un large trafic menant des champs pétroliers de l'EI à Israël en passant par des groupes mafieux locaux (Kurdes et Turcs), le PDK de Barzani fermant les yeux sur tout cela. Ce n'est pas impossible au vu des compromissions passées de tout ces gens, mais cela reste à prouver et les quantités sont de toute façon assez mineures en comparaison de l'or noir qui coule dans le tube Kirkuk-Ceyhan. Le fait méritait cependant d'être mentionné car, détail amusant, c'est également dans la zone de la base turque prévue, notamment autour de la ville de Zakho, que s'effectuerait ce coupable trafic.
En tout cas, Bagdad n'a visiblement guère apprécié l'arrivée des tanks turcs et l'a fait savoir assez vertement. Le premier ministre Abadi a pris Erdogan au mot : "La présence non autorisée de troupes turques dans la région de Mossul est une atteinte à notre souveraineté". Sultan, sultan, tu disais quoi après l'incident du Sukhoi ? Le parlement irakien a renchéri, appelant carrément à bombarder la colonne turque ! Aux dernières nouvelles, celle-ci a fait demi-tour et est rentrée chez elle. Bien tenté mais encore un plan qui tombe à l'eau, comme tout ce qu'entreprend Ankara ces temps-ci...