Il semble que les petits génies de Bruxelles se soient finalement fait à l'idée du Turk Stream. Les Russes ne bluffaient pas quand ils disaient que tout transit à travers l'Ukraine serait stoppé en 2019 et que, puisque dans un joyeux accès de masochisme l'UE ne voulait pas du South Stream gratuit, elle devrait elle-même construire les infrastructures pour prendre le gaz au débouché du Turk Stream. En l'espace de six mois, l'air ironique de nos Picaros s'est peu à peu mué en incompréhension, en expectative fébrile puis en franche panique. Et merde, Poutine était sérieux...
Les premiers à sentir le vent tourner furent les Bulgares, ceux-là mêmes qui, sous pression américaine, avaient refusé le South Stream qui leur aurait pourtant apporté du gaz peu cher et des frais de transit conséquents (400 millions par an). Ils en sont désormais réduits à glousser de soulagement à la possibilité d'avoir une branche terminale du Turk Stream, pour le même gaz qu'ils vont payer plus cher et sans royalties. Kafka était-il bulgare ?
Essayant désespérément de se raccrocher aux branches, Bruxelles évoque maintenant un Eastring Bulgarie-Roumanie-Slovaquie-Hongrie connecté au gazoduc russe. Ca amène deux remarques :
- l'UE se rend à l'évidence qu'elle ne peut absolument pas se passer du gaz russe et que celui-ci prendra une part encore plus importante à l'avenir. Le formidable retournement de veste européen est concomitant au couac du gaz de schiste US qui vient encore de passer une bien mauvaise semaine. Ca n'empêche pourtant pas l'inénarrable John MacCain, le même qui avait fait chanté convaincu les Bulgares d'abandonner le South Stream, de promettre sans rire du gaz US "dans deux ans" (on se rappelle qu'Einstein, dans sa théorie de la relativité, a démontré que la gravitation ralentissait le temps : deux ans sur la planète MacCain équivaut à quelques siècles sur notre bonne vieille terre).
- toujours sous influence américaine, l'UE essaie tout de même de promouvoir, via l'Eastring, une route passant par des junior partners malléables de l'OTAN (Roumanie, Bulgarie). Car l'autre route envisagée au débouché du tuyau russe - le Balkan Stream (Grèce-Macédoine-Serbie-Hongrie) - traverserait des pays encore indépendants.
Signe assez éclairant de la position de force de Moscou : certains analystes russes poussent maintenant à refuser l'Eastring pour imposer le Balkan Stream !
Diantre, quel étonnant retournement de situation... Dans les deux cas, la Russie vend son gaz et c'est l'objectif qu'elle poursuivait depuis des années avec le South Stream. Quelques mois seulement après l'annulation du projet, et alors qu'on la croyait désespérée de fournir son or bleu, voilà qu'elle fait coup double : non seulement elle va vendre son gaz de manière certaine, mais il est maintenant question de favoriser ses alliés au détriment des pions de l'OTAN, et d'enfoncer ainsi un coin dans le talon d'Achille balkanique de Picaroland. Plusieurs biographes de Poutine ont montré à quel point le judo est, pour lui, bien plus qu'un sport : une philosophie de vie, qu'il applique dans de nombreux domaines, particulièrement en géopolitique. Utiliser la force et la précipitation de l'adversaire pour mieux le retourner et le mettre à terre. Le maître du Kremlin n'est jamais aussi redoutable que lorsqu'il fait d'abord un pas en arrière ; attendez-vous à vous retrouver assez vite le nez sur le tatami. Ippon