Peu médiatique et étonnamment sous-estimée, la décennie 70 ouvrit pourtant un véritable âge d'or pour l'empire américain, fenêtre stratégique exceptionnelle refermée au tournant du millénaire. Comme le rappelle votre serviteur dans Le Grand jeu :
En 1947, Truman décrète la politique d’endiguement contre l’URSS, tâche aisée étant donné la peur qu’inspire alors le régime totalitaire de Staline. Le rêve de Spykman se met en place… L’OTAN est créée en 1949 sur le front Ouest, mais elle n’est elle-même qu’un des maillons de la chaîne d’alliances qui entourent l’Union soviétique.
En Asie et en Océanie, l’OTASE est mise en place en 1954 ; elle comprend, outre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France, le Pakistan, la Thaïlande, les Philippines, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Sur le flanc Sud, est signé l’année suivante le Pacte de Bagdad ou CENTO, qui ajoutent l’Irak et l’Iran au cordon sanitaire autour du Heartland. La boucle est bouclée avec la rupture sino-soviétique en 1960 et le rapprochement entre Washington et Pékin qui s’ensuit. L’URSS est maintenant encerclée de toute part et le Rimland, contrôlé par Washington, assiège littéralement le Heartland.
En géopolitique comme en histoire, l’écume événementielle ne doit jamais cacher l’essentiel. Au moment où les GI quittent piteusement Saïgon en 1975 après la guerre perdue au Vietnam, péripétie circonstancielle, les Américains n’ont en réalité jamais été aussi forts sur l’échiquier eurasiatique. Il ne leur restera plus, la décennie suivante, qu’à attirer les Soviétiques en Afghanistan pour leur porter le coup de grâce, suivant la stratégie terrible et géniale de Brzezinski.
Point d'orgue de l'isolement de la Russie : la rupture sino-soviétique, après laquelle Pékin retourne sa veste à col mao et prend langue avec les Etats-Unis. Cela débouchera sur la célèbre visite de Nixon en Chine en 1972, qui bouleverse la vision traditionnelle d'une Guerre froide censée être la lutte entre capitalisme et communisme. Rien de surprenant pour les connaisseurs du Grand jeu : il s'agit pour Washington de jouer la carte du Rimland contre le Heartland.
Le schéma est incidemment transposé en Asie du Sud-est où s'affrontent les Vietnamiens pro-soviétiques et les Khmers rouges pro-chinois. Logiques avec eux-mêmes, les Américains y soutiennent les seconds contre les premiers. Le génocide perpétré par Pol Pot n'a pas l'air de faire sourciller Kissinger qui, en tournée en Thaïlande et en Indonésie à l'automne 1975, précise à ses interlocuteurs : "Dites aux Cambodgiens que nous serons amis avec eux. Ce sont des voyous criminels mais ça ne sera pas un obstacle, nous sommes prêts à améliorer nos relations avec eux". Cette politique cynique sera reprise sans coup férir par Brzezinski : "J'ai encouragé les Chinois à soutenir les Khmers rouges. Pol Pot était une abomination, nous ne pouvions le soutenir directement mais la Chine le pouvait." Les administrations changent, la stratégie demeure...
Quarante ans plus tard, Radio Free Asia, média impérial bon teint, se lamente sur la dégringolade US au Cambodge, dont l'inexorable pivot vers Pékin est engagé. Que s'est-il donc passé ? Là encore, un rappel historique est nécessaire.
Après des années d'escarmouche entre Khmers rouges et Vietnamiens, ces derniers envahissent purement et simplement leur voisin. Ils font tomber le régime de Pol Pot et installent un gouvernement favorable à leurs intérêts qui, sous des formes diverses, est toujours au pouvoir à Phnom Penh. Et c'est là que l'on mesure le reflux américain.
En 1979, Pékin et Washington, alors associés, ont en effet tout deux perdu leur pion commun au Cambodge où ils repartent de zéro. Au fil des ans, une fois les passions apaisées, ils reprennent contact avec le pouvoir pro-vietnamien et les relations se normalisent peu à peu. Toutefois, dans le même temps, Chine et Etats-Unis deviennent rivaux sur la scène internationale et leur sourde lutte d'influence gagne toute l'Asie, notamment le pays des Khmers.
Tout un symbole : les plus grandes manœuvres militaires conjointes sino-cambodgiennes de l'histoire vont avoir lieu dans quelques jours tandis que les exercices américano-cambodgiens ont été rangés au placard il y a trois ans. En chinois, échec et mat se dit 将死...