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Ainsi, après avoir aboyé pendant des années, le cabot sultanesque a fini par mordre et engagé l'invasion du Rojava qu'il promettait depuis si longtemps. Dans le Nord syrien, la Turquie (dinde en anglais) a lancé une attaque générale contre les Kurdes syriens, véritables dindons de la farce américaine.

Les combats sont violents et ont déjà fait des dizaines de morts de part et d'autre. Si les chiffres officiels présentés par Ankara frisent le ridicule (la propagande de part et d'autre va bon train), il est clair que les YPG kurdes ont senti le vent passer. Les barbus "modérés", supplétifs ottomans dans cette histoire, également tandis que les Turcs eux-mêmes ont connu leurs premières pertes. Pour Erdogan, ce sera tout sauf une partie de plaisir...

Les efforts turcs se concentrent autour de deux villes : Tell Abyad (1) et Ras al-Ayn (2).

Ce sont pour l'instant (nous y reviendrons) les deux seuls endroits qui ont subi le début de l'invasion terrestre, le reste du front "se contentant" de tirs de mortier kurdes et de bombardements turcs (des morts civiles sont à déplorer des deux côtés de la frontière).

Au troisième jour, les gains sont à la fois stratégiquement importants et militairement modestes. Importants, car la tactique consistant à encercler ces villes avant d'en faire le siège suit son cours :

Modestes car, au vu du démantèlement des lignes de défense kurdes suite à l'accord Washington-Ankara d'il y a deux mois et au vu de la supériorité turco-barbue (effectifs, matériel), ces gains paraissent assez décevant. D'autant plus qu'ils ont semble-t-il été permis, au moins partiellement, par la défection d'unités arabes au sein des SDF ; quand les YPG ont envoyé des renforts plus sérieux, la contre-attaque aurait fait reculer les troupes ottomanes.

La stratégie de ces dernières est d'insister sur les axes de Tell Abyad et Ras al-Ayn avant de descendre...

... vers l'autoroute M4, épine dorsale reliant l'Est et l'Ouest du Rojava, inclue dans la "zone de sécurité" d'une trentaine de kilomètres de profondeur que réclame Erdogan à cors et à cris.

Cette zone aurait le double avantage de reloger les 3 millions de réfugiés syriens présents en Turquie et de couper démographiquement et définitivement tout lien entre les Kurdes de Syrie et leurs frères de Turquie par ce peuplement arabe sunnite. On comprend que le sultan caresse l'idée depuis des années...

Malgré le courage et le savoir-faire certain des YPG, ils risquent à terme d'être balayés. Les Kurdes n'ont d'autres amis que les montagnes dit le dicton, mais justement, le Rojava est désespérément plat et constitue un terrain de jeu terrible pour une guérilla face à une armée mécanisée, nombreuse et appuyée par l'aviation.

Une balade pour le sultan ? Rien n'est moins sûr, car il risque assez vite de se heurter aux désidératas des deux boss du Moyen-Orient. Pour des raisons différentes, Russes et Américains ne peuvent accepter une incursion turque trop profonde. S'ils ont intelligemment refusé de condamner Ankara à l'ONU, c'est avant tout pour garder des atouts dans leur manche quand les choses deviendront sérieuses et qu'il s'agira de mettre un stop définitif aux romanesques élucubrations d'Erdogan.

Si Trump, au grand dam du Deep State, a ordonné le retrait des bases US entre Tell Abyad et Ras al-Ayn, l'empire conserve sa présence militaire par ailleurs. La fleur du président états-unien à son homologue turc ne concerne que la fenêtre d'une centaine de kilomètres entre ces deux villes, rien d'autre (pour l'instant en tout cas). D'ailleurs, des patrouilles américaines sont envoyées, sans doute pour montrer les lignes rouges à ne pas franchir, comme ça vient d'être le cas au sud de Tell Abyad :

Le futur de l'aventure turque se jouera donc, entre autres, dans les corridors feutrés de Washington, où le Donald ne démord pas de son idée de quitter la Syrie tandis que l'Etat profond impérial fera tout pour y rester. Le premier a le soutien de l'opinion publique y compris Démocrate (!), fatiguée des guerres perpétuelles de tonton Sam au Moyen-Orient. Son discours est à son image, mélange de vérités lumineuses et d'inélégance culottée, comme lorsqu'il nomme avec mépris "PKK" les Kurdes qu'il vient pourtant d'utiliser pendant trois ans. Le second a gangréné tous les rouages du pouvoir et fourbit ses armes pour torpiller les tentatives présidentielles. Rien de nouveau sous le soleil...

Pour ajouter du sel, les Turcs ont effectué, "par erreur", des bombardements tout près d'une base américaine située bien plus à l'ouest, touchant d'ailleurs par la même occasion des forces spéciales françaises (2 blessés). Pour certains, dont l'ancien gauleiter US dans la région, il n'y a aucune méprise, c'est un coup de pression sciemment organisé visant à profiter de la pusillanimité de Trump et pousser les Etats-Unis vers la sortie. Mais les YPG ne sont pas tout blancs dans cette affaire : écœurés par la trahison de leur protecteur américain, ils s'établissent juste à côté de ses bases et tirent sur les Turcs afin d'entraîner une réponse.

A force d'avoir manigancé et voulu jouer sur tous les tableaux, l'empire se retrouve pris dans ses propres contradictions et réussit l'exploit de finir par tout perdre, Turcs ET Kurdes. Je ne résiste pas à publier un extrait d'un billet prémonitoire de 2015 qui annonçait cette situation ubuesque confinant

carrément au vaudeville. Les Etats-Unis considèrent l'envoi d'hélicoptères/armes/forces spéciales pour soutenir les YPG kurdes en Syrie. Seul petit problème, la Turquie, allié américain, bombarde ces mêmes YPG, comme cela a encore été le cas il y a deux jours. L'on assisterait à une farce grotesque qui verrait les Apache US décoller de la base d'Incirlik pour ravitailler ou aider les Kurdes... et les avions turcs décoller de la même base pour les bombarder !

Washington qui pleure, Russie qui rit. Car c'est évidemment vers elle que tous les yeux se tournent, y compris ceux des think tanks impériaux qui voient se dessiner l'ombre du futur grand vainqueur. Nous n'en sommes pas encore là mais, profitant de ses bonnes relations avec toutes les parties, Moscou peut effectivement rabibocher tout ce joli monde. Poutine préparerait même un "accord du siècle" entre Damas et la Turquie d'un côté, Damas et les Kurdes de l'autre.

Critiques de l'opération turque mais sans excès (cf. le vote à l'ONU), maintenant un contact constant avec l'état-major sultanesque, les Russes auront l'oreille d'Ankara le moment venu. Dans le même temps, une délégation vient d'arriver à Qamishlo, capitale de facto du Rojava, pour s'entretenir avec les dirigeants kurdes. Si, parmi ces derniers, certains continuent de faire l'autruche, préférant perdre leur territoire plutôt que de s'allier "avec le régime", d'autres sont moins bornés et prêts, comme Saint Paul, à trouver leur chemin de Damas.

Est-ce trop tard ? Jusqu'où l'opération turque ira-t-elle ? Qui prévaudra chez les Kurdes syriens des dindons ou des réalistes ? L'ours réussira-t-il là où l'empire a échoué ? Ces questions trouveront leur réponse dans les semaines ou mois à venir...

 

*** MAJ 12.10 ***

 

Grosse percée turco-barbue ce jour, qui enfonce un coin dans les lignes de défense kurdes et atteint la M4 avant d'être légèrement repoussée par les YPG.

Si les Kurdes n'avaient aucune chance sur le long terme dans un terrain aussi défavorable, le fait qu'ils soient à la rue aussi rapidement constitue une petite surprise, même si, il faut le rappeler, ils ont démantelé leur système de défense à la demande américaine après le pseudo-accord d'août.

Les ouvertures faites à Damas se font plus pressantes pour trouver un accord visant à mettre fin à l'offensive turque, mais cela vient beaucoup trop tard. Ces idiots utiles de l'empire, qui ont torpillé tout rapprochement avec Assad, peu aidés il est vrai par l'entêtement d'une partie du gouvernement syrien lui-même, ont une responsabilité morale écrasante dans ce qui se passe maintenant.

A supposer qu'un accord soit enfin trouvé et que les loyalistes se mettent en marche, les Turco-barbus auront déjà mis la main sur une partie non négligeable du Rojava. Qui les en délogera ? Voit-on Erdogan le quitter, lui qui utilise aussi cette guerre à des fins intérieures (unifier son parti, fractionner l'opposition et déverser dans les territoires conquis le trop-plein de réfugiés, qui augmenteront d'ailleurs encore après l'opération d'Idlib) ?

Le sultan est tout feu toute flamme et se lâche en imprécations contre tous ceux qui le critiquent et où l'on retrouve, ironie du sort, des gens peu habitués à être sur le même bateau : les Saoudiens, Damas, l'Egypte ou encore l'Union Européenne...

Son délire apoplectique vis-à-vis d'Assad, "responsable d'un million de morts", montre que le chemin russe (l'accord dit "du siècle") vers une réconciliation syro-turque et syro-kurde, donc in fine turco-kurde, sera long et ardu. Si Poutine n'avait pas fait la bourde du siècle en vendant au sultan ses S-400, Moscou aurait eu une certaine latitude à forcer militairement la Turquie à rembarquer ses tanks et ses "rebelles modérés", mais dans le cas présent, il est bien difficile de voir ce joli monde quitter de lui-même les territoires grignotés dans le Nord-Est syrien.

Il se peut cependant que le Kremlin ait fait une croix depuis longtemps sur cette région, de toute façon occupée par les Américains. Perdue pour perdue, autant qu'elle soit occupée par les Turcs et leurs sbires, ce qui nous laissera les mains libres dans la reconquête d'Idlib. Ce calcul, logique, ne fait par contre pas du tout l'affaire des Iraniens, selon le principe des vases communicants que nous expliquions dans un billet il y a deux mois :

Une invasion turque du Rojava repousserait en effet les Kurdes plus au Sud, vers la frontière syro-irakienne, interface de l'arc chiite. Cette concentration de troupes hostiles, cornaquées par Washington, près du noeud stratégique d'Al Bukamal rendrait la situation explosive et ne serait pas du tout bien reçue à Téhéran...

Sans surprise, l'Iran s'oppose résolument à l'opération turque, quoiqu'en prenant soin de ne pas en rajouter afin de ne pas mettre en danger le très bon niveau de leurs relations bilatérales.

Quant à l'empire US, il apparaît de plus en plus pour ce qu'il est : en déclin. L'état d'esprit de la région est bien résumé dans un intéressant article de Bloomberg, intitulé "Trump renforce la vision du Moyen-Orient selon laquelle les Etats-Unis sont faibles et non fiables". Depuis la première mandature Obama, les alliés/vassaux sont un peu perdus devant l'affaiblissement et les incessants retournements de Washington. Loin d'arranger les choses, le Donald a encore accentué l'imprévisibilité de la politique étrangère US qui met tout le monde sur les nerfs.

La faiblesse et l'hystérie américaines font ressortir, par contraste, la force tranquille de l'ours russe, qui fait ce qu'il dit et dit ce qu'il fait, lentement mais sûrement, sans plier du genou. Au Moyen-Orient comme ailleurs, l'empire reflue, et laisse peu à peu la place à son grand adversaire stratégique même si, comme vu plus haut, le chemin sera tout sauf une promenade de santé pour Moscou...

Tag(s) : #Moyen-Orient, #Etats-Unis, #Russie

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