Ceux qui pensaient que la désastreuse vente des S-400 russes à la Turquie permettrait de rompre le lien entre Ankara et l'OTAN, voire de l'attirer vers l'Organisation de Coopération de Shanghai, en sont pour leurs frais. Après les récentes et tonitruantes déclarations turques sur la répression chinoise au Xinjiang, cette entrée dans l'OCS est devenue une chimère.
"La politique d'assimilation systématique des autorités chinoises à l'égard des Turcs Ouïghours est une honte pour l'humanité". Cette phrase n'a certes rien de scandaleux en soi. S'il est difficile de faire la part des choses entre les affirmations des uns ("un million de Ouïghours internés") et des autres ("les camps d'internement ne sont qu'une rumeur"), une chose est sûre : la politique de repeuplement décidée par Pékin, et la destruction culturelle du Xinjiang qui en résulte, n'est pas une légende. Votre serviteur avait déjà pu le constater sur place il y a une dizaine d'années...
Si le sultan a autorisé ses Affaires étrangères à émettre cette critique cinglante, c'est que, sans doute pour la première fois de sa carrière, il parle avec son coeur. Certes, beaucoup ironiseront sur le sort qu'il réserve à "ses" propres Kurdes, qui n'a pas beaucoup à envier au traitement que subissent les Ouïghours. Mais sur le Xinjiang, Erdogan semble réellement sincère. Mise à part une possible (et légère) hausse dans les sondages en vue des élections locales le mois prochain, dont son parti est de toute façon favori, il n'a rien à gagner à cette prise de position morale. Tout à perdre, au contraire.
Sans surprise, Pékin n'a pas du tout apprécié, parlant de "déclarations déplorables" et de "mensonges absurdes". Or la Chine est le premier partenaire commercial d'Ankara et son principal soutien financier alors que la livre turque dégringole. La BAII, que nous avons plusieurs fois évoquée, a d'ailleurs commencé à lui accorder des prêts.
Il y a deux petits mois seulement, lors d'une rencontre entre le Premier ministre chinois et le président du Parlement turc, ce dernier déclarait tout de go : "Nous considérons la Chine comme un pays stratégique et ami". Et le premier de répondre : "La Chine est prête à approfondir sa coopération avec la Turquie sur la base du respect et des avantages mutuels ". C'est précisément là que le bât blesse : toute critique, justifiée ou non, sur la politique interne de Pékin est considérée comme une faute impardonnable. La non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat est même le principe de base de l'Organisation de Coopération de Shanghai.
Déjà, des bisbilles étaient apparues il y a une décennie, comme nous l'expliquions par ailleurs :
En janvier, 2013, l’écume des événements a fait passer à peu près inaperçue une véritable bombe géopolitique : le premier ministre turc Recep Erdogan, invité à la télévision, déclara que la Turquie était encline à abandonner sa démarche européenne pour lui préférer une entrée dans l’Organisation de Coopération de Shanghai, qu’il a qualifiée de « plus forte et importante que l’Union Européenne ». Il faut certes rester prudent, ce pour plusieurs raisons. L’OCS poursuivant son intégration et développant une coopération militaire sans cesse plus poussée, se poserait notamment le problème de l’allégeance d’Ankara à l’OTAN. Encore faudrait-il pour cela que la Turquie soit admise, ce qui est loin d’être évident : contrairement à la Russie, la Chine n’est pas très favorable à l’entrée de la Turquie, conséquence sans doute des déclarations du premier ministre turc qualifiant, non sans exagérations, la répression chinoise au Xinjiang turcophone en 2009 de « génocide »
Bis repetita en 2019. Cette fois, Pékin n'oubliera certainement pas et devrait définitivement fermer la porte de la grande alliance eurasiatique à la Turquie. Pour une fois qu'Erdogan ne se tortillait pas dans tous les sens et ne manigançait pas pour arriver à ses fins...