L'efficacité des frappes russes en Syrie commence à faire son effet sur et en dehors du terrain.
- Sur le terrain
Les zones limitrophes de la province de Lattaquié ont été largement nettoyées et les Russes ont transféré une partie de leurs hélicoptères Mi-24 près Homs, 150 km à l'intérieur des terres.
Les lignes de l'Armée de la conquête (alliance entre Al Nosra, la branche syrienne d'Al Qaeda, et d'autres groupes salafistes-djihadistes) commencent à craquer dans les provinces de Hama et d'Iblid, rendant possible une grande offensive terrestre de l'armée loyale à Assad ainsi que des milices chiites et des combattants iraniens.
Quant à l'Etat Islamique, il n'est guère mieux loti, ses installations, camps d'entraînement, lignes de communication et souterrains étant pilonnées par les projectiles russes, y compris, grande nouveauté, par des missiles de croisière lancés à partir de navires voguant sur la Caspienne. Ces missiles Kalibr, supérieurs aux Tomawahks US, sont également un message subliminal à l'OTAN et montrent que Moscou n'est pas là pour faire du tourisme... L'intervention en Syrie ne se résume pas à une trentaine d'avions : environ 5 000 soldats russes seraient présents tandis que la flotte de Méditerranée (avec l'aide chinoise) scelle la côte et la flotte caspienne tire ses missiles.
Les résultats russes sont suffisamment bons pour que Washington refuse de partager ses renseignements sur la localisation des sites de l'Etat Islamique ! Bouh, mauvais perdants... On le serait à moins.
- En dehors du terrain
Les acteurs régionaux se détournent ou moquent les frappinettes occidentales qui visent à amuser la galerie ou, pour être plus technique, à contenir l'EI sans surtout le détruire. Oedipe a montré qu'on pouvait tuer le père, mais pas l'enfant chéri... En Irak, les Américains doivent avaler couleuvre sur couleuvre. Le "manque de sérieux" de la coalition est régulièrement mis en avant, le chef du comité parlementaire pour les questions de défense y va de son couplet - "Nous voudrions donner aux Russes un plus grand rôle en Irak qu'aux Américains" (aïe, ça fait mal) - et même le premier ministre irakien s'y colle, qualifiant l'intervention états-unienne de "petite aide".
De son côté, Israël a également noté que la campagne russe est bien "plus agressive" que celle de la coalition US et qu'elle redistribuera forcément les cartes en Syrie, d'où la soudaine placidité de Bibi la terreur. Attaquer les vieux Mig de l'armée syrienne, d'accord, mais les tout nouveaux Sukhois russes... heu... shalom, Poutine, shalom, que la paix soit avec toi, on va éviter les incidents, hein...
Mais le pays qui sent le plus le vent tourner est la Turquie. Pauvre Erdogan qui voit s'évaporer ses rêves de zone d'exclusion aérienne dans le nord de la Syrie afin de soutenir le flux incessant de djihadistes passant par son pays pour aller combattre Assad, et accessoirement taper sur les Kurdes des YPG. Il est probable que l'accord américano-turc il y a quelques mois - je te donne une base, tu me laisses bombarder le PKK et on établit ensemble une no fly zone - a fait sonner quelques alarmes à Moscou et sans doute accéléré la décision de Poutine d'intervenir. Désormais, ce sont les Russes qui excluent les autres avions du ciel syrien et ils n'hésitent pas à titiller la frontière pour bien montrer qui est le boss.
L'incident du Sukhoi qui a "violé" il y a quelques jours l'espace aérien turc, histoire tellement amplifiée par la propagande presse occidentale, entrait sans doute dans cette catégorie : un message voilé à Ankara - Cher sultan, tu peux t'asseoir sur tes rêves de zone d'exclusion aérienne, nous n'hésiterons pas à bombarder tous les djihadistes qui transitent pas ton pays, même s'ils se trouvent à 50 cm de ta frontière.
La réaction d'Ankara a été très intéressante. Dans un premier temps, alors que l'OTAN criait hystériquement à l'invasion des Martiens, le Premier ministre Davutoglu a été relativement modéré. Mais depuis, Erdogan a haussé le ton : il n'est pas content et le fait savoir. Il a même engagé un étonnant bluff, notamment gazier, vis-à-vis de Moscou :
"Nous sommes le principal consommateur de gaz russe. Perdre la Turquie serait une perte pour la Russie. Mais si cela est nécessaire, la Turquie peut trouver d'autres sources d'approvisionnement en gaz"
Rien que ça... Il semble que le sultan soit pris d'une certaine folie des grandeurs qui lui fait voir la réalité plus belle qu'elle ne l'est. La Turquie est en fait le deuxième consommateur de gaz russe derrière l'Allemagne et non le premier (quand les gigantesques pipelines sino-russes seront construits, elle passera troisième, loin derrière). Ankara a plus de besoin de gaz russe que l'inverse. L'on retrouve toujours le même pipeau sur les "autres sources d'approvisionnement", en réalité inexistantes ou irréalisables. En cas de rupture par la partie turque des discussions sur le Turk Stream, Poutine a déjà pris les devants en doublant le Nord Stream. Si une réelle dégradation des relations a lieu, Moscou aura toute latitude à soutenir les mouvements kurdes (PKK, YPG) qui font tant peur à Ankara. Bref, c'est le sultan qui a le plus à perdre dans cette affaire. Mais au vu de sa politique erratique depuis quelques années, il n'est pas impossible qu'il persiste et place son pays dans un réel cul-de-sac.