Quelle expédition, mes amis ! Comme promis, en voici un petit compte-rendu agrémenté de quelques considérations sociales, historiques ou culturelles, apparté espiègle dans ce monde de brutes, avant que la quintescence géopolitique de ce blog ne reprenne ses droits immémoriaux. Précisons que, totalement coupé du monde et évoluant la quasi totalité du temps au-dessus de 4 500 mètres, votre serviteur n'a absolument aucune idée de ce qui s'est passé sur terre ces deux semaines...
Altitude, justement. Les experts de l'acclimatation risquent de s'étrangler de rage en lisant ce qui va suivre mais, dès le départ, rien ne s'est tout à fait passé comme prévu. Deux heures après être descendus d'avion, et pressés par la nuit qui tombait, nous établissions en effet notre campement, sans transition aucune, vers 4 200 m.
Sans doute émoustillés au réveil par le passage d'un troupeau de lamas, les protagonistes aggravent résolument leur cas en se permettant, dès le lendemain, de trekker jusqu'à 5 100 m. Ils redescendent "sagement" à la hauteur du Mont Blanc pour établir ce qui sera leur QG pendant la majeure partie du séjour.
Dans ces conditions, on imagine que le fameux MAM (mal aigu des montagnes) ou plutôt le MM (mal des montagnes tout court, car il n'a jamais non plus été très acéré) n'a pas tardé à pointer son nez : état nauséux, grosse fatigue et même, une fois, vomissements. Dans ce cas-là, et dans cette région, le remède est connu :
De fait, après deux ou trois jours de ce régime, et sans non plus avoir abusé de la feuille magique, seulement utilisée comme appoint, les choses sont assez vite rentrées dans l'ordre. Ne subsisteront désormais, et cela reste inévitable à cette hauteur, que l'essoufflement quasi constant et une fatigue parfois anormale après un effort bénin. Pour le reste, nous nous sommes surpris nous-mêmes à voir avec quelle rapidité notre organisme s'est adapté à l'altitude.
Les mauvaises habitudes de votre serviteur sont même revenues au galop, quoique, évidemment, en moindre proportion...
Après une ascension - ratée, car Observatus Montagnicus choisit toujours des voies inédites - d'un 5 600 qui nous a vus échouer à deux petits hectomètres du sommet, un autre problème que l'altitude commençait d'ailleurs à se poser.
Une conjonction de faits historiques et contemporains barricadait en effet littéralement la région et plaçait sa kyrielle de volcans hors de notre portée.
Quelques heures avant le départ, j'avais appris que les mines antipersonnelles plantées par Pinochet pour contrer une invraisemblable invasion bolivienne ne concernait pas seulement le majestueux Licancabur ; elles écumaient toute la région ! Certes, mis à part quelques secteurs, la zone a été théoriquement déminée, mais l'armée chilienne n'a jamais été tout à fait claire sur la chose. Surtout, ces saloperies "voyagent" avec le temps (pluies, glissements de terrain etc.) Il y a quelques années encore, des paysans sautaient régulièrement sur des mines qui s'étaient déplacées de plusieurs kilomètres par rapport à leur emplacement initial.
Vous me trouverez peut-être un peu chochotte mais, autant j'accepte de prendre quelques risques (raisonnables, n'exagérons rien) sur une montagne car cela fait partie du jeu, autant l'idée de sauter sur un bout de ferraille fabriqué il y a cinquante ans par un ouvrier à la chaîne et posé par un troufion inconnu m'est absolument insupportable. Et, de fait, la peur des mines nous tiendra tout le temps en alerte.
Comme si ça ne suffisait pas, le corona est également entré dans la danse. D'abord en poussant à la fermeture de la frontière bolivienne, à vue d'oeil de notre QG et seule voie d'accès déminée à plusieurs volcans comme le Licancabur cité plus haut. Mais aussi parce que les communautés indiennes, nombreuses dans la région, ont carrément coupé les routes menant à leurs villages et menacent tout intrus qui s'y aventurerait.
Vers la fin du séjour, nous avons d'ailleurs croisé, plus au nord et tout à fait par hasard, un groupe de jeunes que nous avions rencontré l'une des rares fois où nous étions descendus à San Pedro de Atacama pour faire provisions. Ils avaient laissé leur voiture pour aller camper dans la nature ; en revenant le lendemain matin, ils l'ont retrouvée avec les pneus crevés et une portière à moitié arrachée. Petit message des locaux : ne venez pas ici.
Si vous me permettez cette parenthèse dans la parenthèse, il est intéressant de constater que la situation compliquée du Nord chilien ne correspond pas du tout aux canons iréniques du politiquement correct, qui voudraient que les gentilles communautés indigènes soient honteusement exploitées par le gouvernement central, forcément horrible.
En réalité, ces communautés, qui possèdent d'immenses territoires, sont main dans la main avec les compagnies minières, à qui elles vendent/louent à prix d'or ces riches arpents de lithium ou de cuivre. De l'autre côté, les agents touristiques se plaignent de plus en plus d'être mis de côté ou carrément menacés par cette entente qui voudrait, selon eux, et il semble qu'ils aient au moins en partie raison, éradiquer le tourisme dans la région. Ils en appellent régulièrement aux autorités, quelque peu impuissantes face aux "indo-miniers"...
Mais revenons à nos volcans. Entre les mines de Pinochet, les frontières fermées et, désagréable nouveauté, les routes coupées pour cause de Covid, nous nous rendions soudain compte que l'immense majorité des ascensions prévues devenait impossible, notamment toute une zone de ≈ 6000 que nous avions envisagés (Cerro Pili, Aguas Calientes, Láscar) Diantre, que faire ?
Bien sûr, nous avions fait plusieurs treks de haute altitude et une ou deux ascensions ; certes, nous respirions l'air pur des hauteurs pendant que l'immense majorité de la population était confinée ; oui, nous avions un peu vadrouillé, vu de merveilleuses choses et même pu, ô luxe, nous dépoussiérer un peu...
M'enfin, nous étions venus pour grimper !
C'est alors que ma compagne de cordée, qui était descendue dans la vallée faire des courses tandis que je me prélassais pendant des heures comme un lézard sous la tente à rêvasser, est revenue avec une nouvelle qui a laissé votre serviteur mi-figue mi-raisin. Elle avait été voir les quelques agences encore ouvertes pour se renseigner, l'air de rien, sur les montagnes encore accessibles et l'une d'elles lui avait proposé une expédition au Llullaillaco, volcan de 6 740 m situé bien plus au sud.
Quoi, grimper avec un guide ?!? En même temps, il est vrai que plus rien d'autre n'est grimpable... Et puis l'altitude est attirante, presque le Ojos del Salado que nous voulions faire...
Après un débat intérieur indécis, force était de constater qu'il n'y avait pas d'autre solution et c'est avec un mélange de joie et de gêne que votre serviteur accepta la proposition.
Au terme de quelques heures de pistes cahotantes pour éviter tout à la fois les contrôles policiers et les communautés indiennes, notre guide, qui n'aurait d'ailleurs pas à rougir sur le Paris-Dakar, nous mena à la bête, que l'on distingue de très loin grâce à la tâche glaciaire qui saupoudre ses pentes terminales.
De plus près, ses deux yeux semblent vous dire : Viens te frotter à moi...
La douceur de fin d'après-midi au pied du volcan est absolument enchanteresse.
La suite sera plus corsée...
Certaines mauvaises langues ironisent parfois sur mon impréparation totale (et voulue) visant à sortir délibérément des sentiers battus. Eh bien, quand je vois ce que certains guides concoctent, ça me conforte dans mon idée !
Non pas que le nôtre fût un mauvais bougre, bien au contraire. Très sympathique, d'un commerce agréable, c'est même un grand alpiniste - il part dans quelques mois en Himalaya faire un 8000 en solo et sans oxygène.
Oui mais voilà, les ascentionnistes professionnels sont des gens amusants : ils s'imaginent que le commun des mortels est à leur niveau. Ça me rappelle incidemment un moniteur UCPA lors d'un stage d'alpinisme pour débutants, il y a une vingtaine d'années. Premier jour, Mer de glace :
- bon allez, vous sautez par dessus cette crevasse.
- heu... pas attaché ? Et si on tombe ?
- Bah, on essaiera de venir vous chercher.
- Ah ok...
Pour moi, le stage s'était terminé dès le deuxième jour avec une glissade monumentale (dans laquelle j'avais d'ailleurs entraîné trois personnes qui ont failli terminer borgnes, évitant de justesse les crampons des autres) sur une très longue pente neigeuse où l'on n'avait évidemment pas appris à freiner en cas de chute : pourquoi s'embêter avec des détails inutiles, n'est-ce pas ? Blessure, évacuation en hélicoptère, opération, mois de rééducation... Mon premier contact avec l'alpinisme fut pittoresque.
Là, c'est dans son programme d'ascension que notre ami guide a été touché par la folie des grandeurs. Première journée de portage assommante pour installer le bivouac à 5 400 m. A cette occasion, sorti de nulle part, mon incompréhensible problème à la jambe en a profité pour se rappeler à mon bon souvenir, ajoutant la douleur à l'épuisement. Porter une quinzaine de kilos sur une patte à ces hauteurs n'est pas chose aisée...
Puis, après deux-trois heures de sommeil, au cours desquelles mon souci est parti comme il était arrivé (allez comprendre...), lever à 1:00 pour une douzaine d'heures d'ascension vers le sommet, la moitié de nuit, donc, sur un terrain franchement casse-gueule constitué de gros rochers.
L'altitude (un peu mais pas tant que ça - je me suis même endormi comme un bébé au-dessus de 6 000 alors que nous faisions une courte pause), la frousse (un peu - nous étions seuls sur la montagne et pas âme qui vive dans un rayon de 100 km ; celui qui se cassait ne serait-ce qu'une jambe suite à une glissade était indescendable sur ce terrain impossible) et surtout l'énorme fatigue ont fini par avoir raison de votre serviteur et de sa partenaire qui ont demandé grâce vers 6 300 m, alors que le jour se levait, après que le guide nous eut dit que notre rythme apparemment trop traînant ne nous permettrait pas d'atteindre le sommet.
Mine de rien, 900 mètres de dénivelé avalés principalement de nuit, sur un terrain difficile, ce n'est pas si mal, bien que, sur le moment, notre ami himalayiste eut l'air déçu de notre "contre-performance".
Voyant que nous étions trop harassés pour reprendre les rochers en sens inverse, il nous fit traverser un petit glacier pour gagner des pentes moins abruptes à la descente et constituées principalement de pouzzolane. Mais même sur ce terrain pourtant plus facile, je me vautrais toutes les trente secondes et c'est presque à quatre pattes que j'ai fini par rejoindre le bivouac 5400.
Nous devions redescendre au camp de base le jour même mais, trop éreintés pour faire un pas de plus, nous nous sommes engouffrés dans nos tentes. Magie du repos, et qui me fait dire que c'est dans "l'emploi du temps" beaucoup trop intense plus que dans l'altitude que résidait le problème : quelques heures de sommeil suffisent pour me retaper complètement. Là où, ne portant rien, je ramais et m'écroulais lamentablement il y a peu encore, je bondis maintenant de pierre en pierre et effectue de magnifiques dérapages contrôlés dans la pouzzolane, malgré ma charge.
Avec un jour (et un camp) supplémentaire, donc un rythme moins chargé, la bête aurait sans doute été gravie.
Sommet ou pas, cette expérience fut magnifique, magistrale. Bivouaquer à cinq kilomètres et demi d'altitude comme si de rien n'était, être entouré d'une nature sauvage et fantastique, monter dans des hauteurs insondables et avoir le monde à ses pieds, voir les autres montagnes s'étendre à l'infini, évoluer dans une atmosphère ouatée, irréelle, sous un ciel diaphane... tout ceci est indescriptible et incroyablement exaltant.