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Ah Rabbi saoul, dites...

Un fidèle lecteur ayant certaines fonctions dans une grande banque centrale européenne nous propose aujourd'hui un éclairage technique sur la situation économique et financière, donc stratégique, de l'Arabie saoudite. Ce blog a souvent glosé sur l'inanité du royaume wahhabite, aussi n'est-il pas inintéressant de donner aujourd'hui la parole à une voix discordante, disons un peu moins pessimiste, sur les projets de réforme du royaume wahhabite. Merci à notre honorable correspondant Mannaus.

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Un des facteurs clés du Grand Jeu est la mainmise par ses différents acteurs sur les ressources énergétiques, massivement concentrées dans le Heartland ainsi que dans la péninsule arabique. Et force est de constater que ces dernières années, les rapports structurels évoluent au fur-à-mesure des avancées technologiques et des crises géopolitiques. Ainsi, les différents protagonistes doivent aussi s’adapter. Le cas récent de l’Arabie Saoudite mérite de s’y pencher plus en détails.

En l’absence d’un secteur privé digne de ce nom, le gouvernement est presque entièrement dépendant des revenus pétroliers afin de maintenir une certaine forme de paix sociale, et ainsi justifier le duopole politico-religieux bien austère régnant sur le pays. Pour le moment, ça tient, car les pétrodollars achètent tout, y compris le silence d’un peuple.

Leurs défis économiques sont asymétriques par rapport à ceux qui se posent de manière générale dans nos sociétés occidentales (i.e dépendance à la financiarisation de notre économie réelle aggravée par les politiques de taux d’intérêt nominaux négatifs, stagnation des taux de croissance, faible inflation, vieillissement de la population, surconsommation entraînant un endettement chronique, nourrissant à son tour artificiellement croissance et PIB, enjeux liés au fonctionnement de nos démocraties…)

L’Arabie Saoudite, elle, en est au point où ils doivent simplement mettre leur population au travail et fonder de toute pièce un tissu économique jusqu’à présent fantomatique. L’exposition aux bas prix du pétrole (qu’ils ont d'ailleurs provoqués) leur ont fait prendre conscience que maintenir une forme de paix sociale autour du consensus de la redistribution des profits colossaux de l’exportation de l’or noir deviendrait à terme impensable.

De plus, l’avenir qui s’ouvre devant eux est contraint par des enjeux bien différents, qu’il s’agit évidemment de replacer dans le contexte géopolitique : l’Arabie Saoudite doit faire face à de nouveaux acteurs et à une redistribution majeure des axes de pouvoirs dans la région (crise en Syrie, embourbement au Yémen, retrait partiel du soutien des Etats-Unis, Iran, Irak…). Si l’Arabie Saoudite veut maintenir son statut de puissance régionale, et plus fondamentalement, si la famille Seoud souhaite conserver sa main-mise sur le pouvoir, il va falloir qu’elle se réinvente. Il est effectivement temps de doter leur pays d’une véritable économie, lui permettant de pérenniser son statut de puissance régionale tout en s’affranchissant de leur dépendance au pétrole, et de se placer comme un acteur indépendant et incontournable du Moyen-Orient. Pour ce faire, elle dispose de moyens colossaux, mais les défis sont à la hauteur.

Et voilà que récemment, l’Arabie Saoudite a effectué un premier pas dans cette direction. Nous apprenions en janvier dernier la création d’un fonds souverain gigantesque. Quelles cordes l’Arabie Saoudite tente-elle de rajouter à son arc avec ce fonds souverain ?

L'on peut penser à quatre opportunités :

  1. la constitution de réserves monétaires (n’omettons pas que le fonds est nominé en dollars américains)
  2. l’augmentation de la masse monétaire (aisance de crédit, garanties pour l’émission de dette souveraine, stabilité du taux de change)
  3. l’investissement direct à l’étranger (acquisitions de parts importantes dans des entreprises étrangères)
  4. le financement des dépenses publiques, peut-être dans le cadre d’un plus vaste plan de réforme de l’économie saoudienne.

Les deux premières fonctions ont un impact géopolitique direct substantiel, car elles génèrent d’énormes flux financiers, notamment bancaires. En effet, l’Arabie Saoudite s’est mise à émettre de la dette sur les marchés mondiaux, pour des montants certes encore modestes, mais qui doivent attirer l’attention car ce sont principalement des banques américaines qui ont contracté les prêts (prêts émis en dollars donc).

Ensuite, les réserves monétaires sont un levier important sur le dollar, car si les Etats-Unis peuvent continuer de financer à volonté leur déficit surréaliste, c’est bien parce que le monde a besoin de dollars pour financer ses échanges. Ces derniers ont donc tout intérêt à ce que l’on continue à leur en acheter, et cela passe par convaincre leurs « alliés » qu'il est nécessaire de le faire… Ces considérations sont très probablement prises au sérieux à Washington où l'on est bien conscient des conséquences désastreuses qu’entraînerait la disparition du « privilège exorbitant » que confèrent les billets verts.

Prenons maintenant les deux autres fonctions. L’intérêt le plus évident d’une telle entreprise est bien sûr le profit que peut générer une telle machine d’investissement. Si tant est que les fonds sont gérés efficacement, les retours sur investissements (dividendes/intérêts) peuvent à eux-seuls justifier la mise en place d’un tel mastodonte ; revenus qui, hypothétiquement, assureraient ensuite la continuité de la politique de subsides conduite par le gouvernement.

Mais de nombreux autres avantages potentiels se cachent derrière ce genre de modèle d’investissement. En premier lieu, la source de revenus ainsi générés peut devenir le fonds de roulement d’un plus vaste plan de transformation nationale. Nous reprendrons ce point en détail un peu plus loin.

Deuxièmement, il est évident que ce levier financier peut se transformer facilement en un levier géopolitique ; les exemples sont légions - investissement transnationaux stratégiques (sur le modèle chinois en Afrique par exemple), mainmise sur des entreprises-clé dans certains secteurs (high-tech, immobilier, clearing, pharma, communication, médias, divertissement, matières premières …), accès aux technologies des dites entreprises etc.

L'on peut encore rajouter des arguments monétaires, comme l’augmentation des réserves de change (les marchés mondiaux étant très majoritairement nominés en dollars) permettant ainsi de stabiliser le taux de change, ou, plus agressif, de recourir au chantage à la dette (des stratégies pas tout à fait inconnues dans le registre « dollar et Amérique centrale », par exemple).

D’ailleurs les Saoudiens ne cachent pas leurs intentions et affichent ouvertement qu’ils comptent bien profiter des trois premières opportunités que leur offre la gigantesque pile d’argent que représente ce fonds. Ainsi, peut-être ce fonds serait une finalité en soi, qui, combiné avec les revenus du pétrole, permettrait de continuer à financer le gouvernement en place, et le statu quo social actuel.

Maintenant, et c’est là où les Saoudiens prennent hypothétiquement un pari fort intéressant, il se pourrait qu’ils profitent également de la quatrième de ces opportunités. Après l’annonce de la création de ce méga-fonds, le « Vision 2030 for Saudi Arabia » réapparaît sous un autre angle. Oui, oui, nous parlons bien de ce chef d’oeuvre d’illusions, authentique condensé de rébarbatifs discours sur la pseudo-modernité Made in McKinsey dont nous a gratifié la famille Seoud.

Seulement voilà, l’annonce du fonds souverain nous oblige à considérer l’éventualité que ce texte n’était pas que brassage de propagande, mais qu’il pouvait bien être la vitrine d’un projet plus ambitieux de réformes économiques. Effectivement, les fonds ainsi mis à disposition du gouvernement pourraient leur servir à financer une politique extensive d’investissements publics, qui, à la condition d’être gérés un tant soit peu intelligemment, aurait l’effet de fondamentalement restructurer leur économie.

Le procédé théorique est assez intuitif : l’Etat avance l’argent nécessaire afin de financer des industries-clé et se lance dans de grands projets en partenariat avec le secteur privé. Pourquoi avec le secteur privé ? Car cela permet, une fois l’impulsion initiale donnée, de propulser l’économie dans une spirale d’auto-alimentation, c’est-à-dire que les développements des entreprises (et donc de l’emploi) ne dépend plus directement du financement de l’Etat, mais de la demande générée à l’intérieur de l’économie.

In fine, le gouvernement bénéficie doublement de cette spirale, car il peut baisser les subsides alloués à la population saoudienne, et voit en plus progressivement ses revenus augmenter via la taxation. Sans compter la paix sociale ainsi garantie.

En résumé, l’Arabie Saoudite s’affranchirait de sa dépendance au pétrole tout en jetant les fondations d’une structure économique endogène. Cela exige d’immenses investissements, et surtout, le développement en parallèle de tout le tissu socio-économique allant de pair avec une économie fonctionnelle (i.e écoles, universités, assurances, pensions, droit du travail…) C’est une tâche substantielle, et vu l’état du pays, conduire à bien de tels changements, bien que restant de l’ordre du possible, relève aujourd’hui plutôt de la fantaisie théorique.

L’adoption d’une telle stratégie relèverait d’une prise de conscience aiguë, et si effectivement ce semblant de volonté qu’est Vision 2030 mène à quelque projet concret, cela conduirait à des effets secondaires notoires : le raffermissement de la dynastie, l’affranchissement par rapport aux Etats-Unis, une force économique nécessaire si les Saoudiens veulent prétendre être une authentique puissance régionale, l’indépendance industrielle (notamment pour l’armement par exemple)… Indéniablement, cela fait beaucoup de « si », et nous ne sommes pas habitués à voir l’Arabie Saoudite nous surprendre par son ingéniosité.

Les défis à surmonter sont connus : la société saoudienne reste dominée par de nombreux paramètres structurants allant à l’encontre d’un tel projet (systèmes de lois incohérents, inégalités sociales, intégrisme religieux ultra-conservateur, système politique corrompu, système éducatif lacunaire, classe gouvernante risible…). Mais une fois bien pesé, il est probable que les plus lucides des gouvernants saoudiens s’accorderont à penser qu’il est dans leur intérêt de se réinventer un peu et penser plus loin que le pétrole comme unique source de revenus.

Peut-être que tout ceci n’est que du vent, une énième mascarade au pays de l’or noir, visant l’un ou l’autre blanchiment de réputation par des promesses fades de réformes (on sait tous ce que valent les promesses de réforme…) Mais peut-être aussi l’Arabie Saoudite a-t-elle réellement pris conscience de sa fragilité et met en marche les rouages d’un mécanisme dont nous ne pouvons, pour l’instant, que deviner les contours, mais qui pourrait bien avoir le potentiel de substantiellement modifier les rapports de force dans la région. Et même si la probabilité qu’une telle politique aboutisse à des résultats concrets est très faible, tant les obstacles semblent infranchissables, elle mérite qu’on la prenne au moins en compte comme une possibilité.

L’avenir proche nous en dira plus.

Mannaus

Tag(s) : #Moyen-Orient

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