« La plupart des Perses sont une foule sans discipline ni expérience des dangers, amollie devant la guerre et mieux formée à la servitude que les esclaves de chez nous. La richesse leur avachit le corps, la monarchie leur rend l'âme misérable et craintive. »
Que de chemin parcouru depuis les discours fielleux d'Isocrate... L'orateur athénien doit se retourner dans sa tombe en constatant, vingt-quatre siècles plus tard, que les descendants de ses Perses honnis tiennent tête à l'empire et répondent du tac au tac à ses provocations. Le dernier épisode en date pourrait d'ailleurs mener à une sérieuse escalade.
Début juillet, les Britanniques avaient saisi un pétrolier iranien au large de Gibraltar, symbolisant à merveille l'une des principales problématiques du Grand jeu : la nécessaire intégration de l'Eurasie continentale face au harcèlement naval de la thalassocratie anglo-saxonne.
Réponse du berger perse à la bergère anglaise. Deux semaines après l'acte de piraterie de la perfide Albion et quelques minutes après que la justice de Gibraltar ait décidé de prolonger d'un mois l'immobilisation du bateau, les Gardiens de la révolution viennent d'arraisonner un tanker british près du détroit d'Ormuz. Et, à l'heure où nous parlons, il se peut même qu'un second pétrolier ait été stoppé et prenne la direction des côtes iraniennes. De quoi pimenter les historiquement difficiles relations entre Londres et Téhéran...
Ce qui s'appelait alors la Perse était déjà, au XIXème siècle, l'objet de toutes les attentions des autorités coloniales britanniques, engagées dans le Grand jeu 1.0 contre la Russie tsariste en Asie centrale. En 1901, le Shah d'alors, faible et naïf, cède aux Anglais le contrôle des réserves pétrolières du pays pour une durée de soixante ans. Quand le tout premier gisement du Moyen-Orient y voit le jour en 1908, l'Anglo-Persian Oil Company est créée, qui deviendra par la suite la fameuse BP. Pour les intérêts pétroliers britanniques, l'Iran est une pièce de choix et il ne faut jamais oublier que le coup d'Etat contre Mossadegh en 1953 n'est pas seulement l’œuvre de la CIA mais aussi du MI6.
Les tout derniers événements résonnent comme un écho bucolique de cette période révolue, l'Angleterre impériale n'étant désormais plus qu'un rouage au service d'un empire encore plus important. Washington, justement. Si le Deep State pensait que sa croisade iranienne serait une partie de plaisir, il doit se rendre à l'évidence : comme au Venezuela, le camp d'en face montre une résilience certaine qui n'avait pas été prévue par la bande à Bolton.
Téhéran se bat sur tous les tableaux, avec vigueur, avec humour aussi. A peine le Donald se félicite-t-il d'avoir abattu un drone que ces maudits Perses diffusent une vidéo semblant contredire (restons prudents) les assertions américaines, les autorités iraniennes ironisant même sur la possibilité que l'US Navy ait en fait descendu son propre drone !
Ces boutades ne doivent cependant pas nous cacher le danger, réel, d'une escalade. La nuit dernière, une base irano-UMP en Irak a été l'objet d'une attaque de drone (encore un !) Si le CentCom a nié être derrière, on imagine aisément dans quel camp sont les auteurs (CIA, groupe barbu sunnite, Israéliens ?) De l'autre côté, le Hezbollah, qui a d'ailleurs rapatrié une partie de ses forces de Syrie, répète qu'il est prêt à la guerre contre Israël en cas de conflagration régionale tandis qu'au Yémen, l'accord de cessez-le-feu est mort-né et les Houthis multiplient leurs attaques sur le territoire saoudien. Ces pièces importantes de la guerre asymétrique iranienne sont une véritable épine dans le pied impérial et le force à considérer toute action militaire avec prudence.
Cette surenchère intervient au moment où le modéré Rand Paul tente de renouer le contact avec Téhéran. Le fidèle lecteur de nos Chroniques connaît bien ce sénateur intègre, bête noire du McCainistan, qui avec Tulsi et quelques autres tente de remettre un peu de responsabilité et de mesure du côté de Washington. Les derniers incidents risquent néanmoins de tuer dans l’œuf sa tentative.
NB : Le second pétrolier arraisonné par les Gardiens de la Révolution semble avoir été relâché, dans ce qui semble être une délicieuse facétie de Téhéran qui contraste fortement avec la panique britannique. Le tanker avait été temporairement arrêté pour être sermonné sur les règles de sécurité et d'environnement avant de pouvoir repartir ! Très intelligent de la part des Iraniens qui montrent à la fois leur force et leur modération : nous pouvons stopper tout bateau passant par le détroit d'Ormuz mais nous ne poussons pas notre avantage car nous restons ouverts à la négociation. Si les Grecs anciens moquaient la lâcheté perse, ils n'ont jamais remis en cause leur subtilité...
*** MAJ 21.07 ***
Alors que les Iraniens ont mis en ligne la spectaculaire vidéo de l'arraisonnement du pétrolier britannique dans le Golfe persique, il se passe des choses intéressantes dans la province d'Anbar. Cette région, située dans l'Ouest de l'Irak...
est fondamentale pour la reconstitution de l'arc chiite, comme nous l'avons plusieurs fois expliqué :
Depuis qu'Al Bukamal est revenue, fin 2017, dans le giron loyaliste, les Iraniens y sont présents. Le noeud stratégique est en effet fondamental pour la marche de Téhéran vers le ponant :
L'arc chiite, en partie reconstitué après la victoire des syro-russo-iraniens en Syrie, (re)devient le cauchemar stratégique de Washington, Tel Aviv et Riyad. Les Iraniens s'établissent sur la Méditerranée tandis que la construction d'une autoroute Iran-Irak-Syrie a commencé (elle finira par relier Téhéran à Beyrouth) et qu'un projet de voies ferrées ressort du sable. Les futures routes de la Soie chinoises doivent passer par là...
Or, qu'apprend-on ? Les Iraniens ont entrepris des travaux pour ouvrir un nouveau passage près d'Al Bukamal (l'ancien étant totalement détruit par la guerre). Il n'en fallait pas plus pour que le système impérial entre en mode panique et imagine déjà les cargaisons d'armes à destination du Hezbollah ou de pétrole pour alléger les sanctions US.
Avec ténacité, Téhéran joue sa carte et avance ses pions pour rejoindre la Méditerranée, profitant de la reconstitution partielle de l'arc chiite. Un bémol toutefois, cette route doit serpenter entre les bases américaines en Irak, puis les zones occupées par l'empire en Syrie (zone "kurde" et Al Tanaf), sans compter les régions où la présence de Daech n'a pas été totalement éliminée :
On ne sait pas très bien ce que seraient censés faire les soldats US si un convoi iranien leur passait sous le nez, ni le cadre légal (vote du Congrès ?) d'une éventuelle intervention. Pour compliquer encore un peu la situation, se pose d'ailleurs toujours la question de la présence états-unienne en Irak. Ces bases sont en tout cas un moyen de pression visant à contrôler et à contrarier l'arc chiite renaissant.
Une chose est sûre : des sables du désert aux corridors du pouvoir à Bagdad, l'affrontement à fleurets mouchetés entre Téhéran et Washington n'est pas prêt de s'arrêter. Un petit jeu dans le Grand...
Un coup de théâtre a éclaté début juillet, le commandant militaire de la région, le général Falahi, étant pris la main dans le sac en train de fournir à la CIA des renseignements sur les bases des Unités de Mobilisation Populaire chiites pro-iraniennes de la zone. Ces informations servaient à orienter les raids aériens US qui, de temps en temps, frappent les milices de la région sans aucun rapport avec l'amusante "guerre contre Daech". La trahison de Falahi a déclenché un tollé et est remontée jusqu'à Bagdad, où le ministre de la Défense a ordonné l'ouverture d'une enquête officielle.
Relation de cause à effet ? Les forces américaines se seraient (conditionnel de mise) retirées de la base de Rutba, en plein désert d'Anbar et à 175 km à l'Est de la fameuse Al Tanaf, bien connue des lecteurs.
Ce que nous écrivions en mai 2017, après le bombardement par l'USAF d'une colonne chiite qui se dirigeait vers Al Tanaf et avant que les loyalistes syriens n'aient rejoint la frontière, n'a pas perdu une ride :
Empêcher la jonction chiite à la frontière syro-irakienne a toujours été le grand but des principaux alliés de l'empire - Israël, Saoudie, Turquie, Jordanie même - et le Donald n'a jamais caché sa sympathie pour au moins l'un d'entre eux (le premier cité). Il n'aura également échappé à personne que cette attaque intervient deux jours après la rencontre Trump-Erdogan, même si celui-ci est plus préoccupé par le soutien US aux YPG kurdes.
Quoi qu'il en soit, la course pour le contrôle de la frontière syro-irakienne est le nouveau chapitre important du grand et interminable livre de la guerre syrienne et c'est évidemment dans ce contexte qu'il faut replacer ce bombardement. Et peut-être un autre d'ailleurs, si l'info est confirmée : des avions américains auraient attaqué des Unités de Mobilisation Populaire irakiennes chiites de l'autre côté de la frontière.
Le conditionnel reste de mise car, pour l'instant, un seul média irakien en parle ; de plus, le lieu évoqué ("près d'Al Boukhamal") est difficilement possible, Daech contrôlant la zone. Toutefois, cela collerait parfaitement avec le tableau général : empêcher Bagdad et Damas de reconstituer l'arc terrestre chiite. Coïncidence, cela intervient au moment même où un envoyé irakien discute avec Assad de "coopération dans la lutte anti-terroriste", c'est-à-dire évidemment de la reprise du territoire de l'EI qui sépare encore les deux pays.
Si les Américains persistent à vouloir remplacer Daech par leurs hommes de paille et couper l'axe Damas-Bagdad, ils prennent le risque d'entrer en collision directe avec l'Iran, ce dont s'inquiète jusqu'à The Atlantic. C'est en effet la politique de Téhéran, non de Moscou, de reconstituer l'arc chiite et la poussée loyaliste vers la frontière est plus d'obédience perse que russe.
Dix jours plus tard, Moon of Alabama allait dans le même sens, ajoutant d'ailleurs que les Américains avaient confié à une compagnie privée de sécurité, héritière de la sinistre Blackwater, la mission de sécuriser l'autoroute Bagdad-Amman qui traverse la province d'Anbar et dont une branche court jusqu'à Al Tanaf. Le but, évident : couper l'arc chiite, problématique principale de la guerre syrienne.
Comme souvent, les plans disneylandiens des stratèges de Washington se sont fracassés sur la réalité. Les UMP chiites restent fortement présentes à Anbar, au grand dam de la CIA qui doit débaucher des généraux irakiens pour en savoir plus (voir plus haut), et Soleimani se permet régulièrement des visites impromptues et provocatrices. Selon un bon observateur, s'il est confirmé, le retrait US de Rutba pourrait, dans le contexte particulier de scandale suite à la haute trahison de Falahi, signifier le renoncement des Américains devant l'inexorable avancée iranienne. A suivre...