Une énorme partie d'échecs se joue actuellement sur plusieurs niveaux et en différents lieux, tant dans les couloirs de la Maison blanche et du Kremlin que dans la steppe désertique syro-jordanienne. Comme le dit un fidèle lecteur, il est bien difficile de s'y retrouver sur le tapis vert syrien entre les innombrables combinaisons pair-impair, rouge et noir, manque ou passe, d'autant que l'équation est encore compliquée par les traditionnels retournements et enchevêtrements moyen-orientaux. Par où commencer ?
"L'attaque chimique" n'a pas (encore ?) eu lieu et Washington plastronne. J'invente une menace imaginaire, elle ne se matérialise pas, c'est grâce à mon avertissement, applaudissez-moi. Connaissant le Donald, la gloriole gratuite à usage interne n'est certes pas à exclure. Mais toute cette affaire cache bien autre chose, et notamment les fractures béantes au sein de la nouvelle administration.
Derrière le damage control mâtiné de sauvetage de face du Pentagone, il apparaît clairement que les militaires n'étaient pas au courant de l'explosive déclaration de la Maison blanche, le Centcom allant jusqu'à dire publiquement qu'il n'a "aucune idée" des raisons qui ont conduit à cette annonce.
Fait intéressant, tout ceci est intervenu seulement trois jours après que le colonel Dillon, porte-parole de la coalition contre l'Etat Islamique, a déclaré que les Etats-Unis voyaient d'un bon oeil les efforts de l'armée syrienne et des milices pro-iraniennes dans le combat contre Daech. Des faucons (McMaster ?) voulant torpiller les ouvertures faites par les colombes ne s'y prendraient pas autrement...
Mais le panier de crabes impérial est encore plus méphistophélique. Il n'a échappé à personne que la crise a éclaté peu de temps après la visite du beau-fils Kushner en Israël. Le mari d'Ivanka (appelons-le Ivanko), qui se revendique presque ouvertement sioniste, a-t-il été chargé par Bibi la Terreur d'un message ainsi que de quelques "renseignements de première main sur une prochaine attaque chimique" - inventés - à destination du Donald ?
Pas impossible, d'autant que le président semble plus faire confiance à son gendre post-pubère qu'à ses secrétaires d'Etat aux Affaires étrangères et à la Défense. De par son amitié avec l'ambassadeur émirati à Washington, Kushner aurait par exemple eu un rôle crucial dans la tempête twittique du Donald contre le Qatar lors du conflit du Conseil de Coopération du Golfe. Au grand dam de Mattis et Tillerson, plutôt sur la ligne de Doha et qui passent leur temps à nettoyer les bêtises du gamin. On dit d'ailleurs T. Rex fatigué de voir son travail systématiquement saboté par la famille Trump et peut-être même sur la sellette. A suivre...
Ainsi donc, Ivanko aurait été mandaté par l'establishment israélien, paniqué devant la constitution de l'arc chiite, pour convaincre son beau-père de menacer Assad, menaces qui seront évidemment considérées comme un feu vert par les barbus modérément modérés ? L'hypothèse paraît plausible et séduisante, et la seconde partie de la proposition est même indiscutable. Sauf que... Quelque chose ne cadre pas tout à fait avec la première partie.
Kushner était apparemment totalement opposé à la frappe tomahawkienne d'avril :
Un passionnant article du toujours très informé Robert Parry dévoile de l'intérieur la prise de décision. Il y aurait eu une vive lutte dans les hautes sphères du pouvoir et une gêne évidente parmi la communauté du renseignement, persuadée de l'innocence d'Assad dans l'événement chimique. A la Maison Blanche, un combat à couteaux tirés eut lieu entre d'un côté Steve Bannon et Jared Kushner (!) et, de l'autre, le conseiller à la sécurité nationale, le néo-con McMaster. Finalement, Cretinho s'est rangé à l'avis de la clique de ce dernier, souhaitant alléger la pression du Deep State à son égard.
Arrêtons-nous un instant sur Kushner, gendre juif orthodoxe de Trump et sioniste fervent, qui a pourtant pris le parti de son ennemi personnel Bannon et conseillé à son beau-père de tout déballer sur la Syrie : l'intox de la Ghouta et la manip de Khan Cheikhoun la semaine dernière.
Ajoutons qu'Ivanko est également accusé par la MSN de sympathies pro-russes, ce qui, comme chacun sait, constitue de nos jours l'acte d'accusation le plus grave que peut trouver le système impérial. Non décidément, quelque chose ne colle pas. Nous parlions plus haut d'insolubles combinaisons rouge, impair et passe...
A Moscou, on ne perd en tout cas pas son temps avec de telles subtilités et promet une réponse "proportionnée" en cas d'attaque américaine suite à un éventuel nouveau false flag chimique. Lavrov, qui ne parle jamais pour ne rien dire, a donné une intéressante conférence de presse dans laquelle une phrase intrigue :
"J'espère que cette fois, les Etats-Unis prendront en compte la nécessité de vraiment lutter contre la prolifération d'armes chimiques."
Serait-ce à dire que le facétieux Sergueï accuse les USA d'avoir permis la prolifération d'armes chimiques en Syrie par le passé ? En fournissant, exemple pris au hasard bien entendu, les barbus de Khan Cheikhoun juste avant le bombardement syrien ?
Le risque d'escalade est en tout cas pris au sérieux et l'on note une forte recrudescence de cargos russes qui passent et repassent le Bosphore en faisant l'aller-retour Russie-Tartous. On imagine que ce n'est pas pour débarquer des cargaisons de chocolats...
En un temps d'incertitude sur les intentions de Washington - même la vraie presse d'information s'y perd, le d'habitude pessimiste Moon of Alabama y voyant la fin de l'aventure US, Russia Insider prédisant au contraire une attaque imminente -, il est en effet plus prudent d'accumuler les joujoux militaires pour faire face à toute éventualité.
Dans notre grand jeu Qui mettra la main sur le territoire califal ? - question qui sous-tend à vrai dire tout le conflit syrien -, les loyalistes ont marqué plusieurs dizaines de points depuis un mois, pour le plus grand malheur de l'axe israélo-saoudien. Le blitz royal vers la frontière syro-irakienne a évidemment fait sonner toutes les alarmes à Riyad et Tel Aviv, permettant l'accès à la Méditerranée pour l'Iran (et même, dans le futur, pour les routes de la Soie chinoises).
Il y a quelques heures, toute la poche à l'est de Khanasir a été libérée - les petits hommes en noir en passe d'être totalement encerclés se sont retirés -, mettant définitivement fin à la présence de Daech dans la province d'Alep et permettant la jonction stratégique entre Ithiya et Rusafa. Sur la carte, cela représente un gain énorme pour Damas :
Désormais, les bases sont jetées pour la réduction du saillant à l'est de Hama et surtout la grande offensive orientale vers Deir ez Zoor et, plus loin, vers la frontière irakienne, où les bataillons du blitz sont d'ailleurs en train d'avancer de leur côté.
C'est le moment que choisit le sultan pour lancer une attaque très sérieuse contre le canton kurde d'Afrin (une semaine d'intenses bombardements et maintenant une forte concentration de troupes) dans le but semi-avoué de faire la jonction avec l'Idlibistan, ce qui serait évidemment totalement inacceptable pour Damas et Moscou.
Où l'on constate une nouvelle fois l'invraisemblable noeud gordien de la région : les Russes sont plus ou moins alliés aux Kurdes et depuis un an aux Turcs, qui se détestent pourtant les uns les autres. L'empire américain n'est pas le seul à allier les contraires...
Des rumeurs infondées faisaient état du retrait du contingent russe de la petite base que Moscou avait établie dans la zone kurde ; en réalité, 160 soldats supplémentaires ont apparemment été envoyés en renfort pour bien montrer qu'il est hors de question de désenclaver l'Idlibistan.
Se dirige-t-on alors vers une confrontation russo-turque ? Improbable au vu du tectonique rapprochement entre Moscou et Ankara. Il se pourrait même que Poutine ait en réalité donné un feu vert tacite (et partiel) à Erdogan, histoire de calmer les ardeurs américano-saoudiennes des Kurdes de l'autre partie du Rojava, proxies que l'empire utilise pour descendre vers le sud et tenter de réduire le corridor chiite :
Al Bukamal, bientôt le dernier bastion urbain de Daech et bataille ultime de la longue guerre syrakienne ? C'est bien possible... A moins que tout n'ait déjà été réglé par de discrets envoyés dans les couloirs du pouvoir à Moscou, Washington, Damas et Téhéran, l'on pourrait assister à une détonante convergence de l'armée syrienne, des YPG kurdo-américaines, des UMP iranisées et de l'armée irakienne. Deux contre un si l'on considère, dans le meilleur des cas pour les Américains, que l'armée irakienne restera neutre : le rapport de force n'est de toute façon pas en faveur de l'empire. Le tout face à une résistance désespérée de l'EI dont ce sera le chant du cygne. Chaud devant...
De fait, des voix kurdes commencent à se faire entendre, menaçant d'interrompre l'opération pour la prise de Raqqa - sans parler d'une descente méridionale - si le sultan continue de bombarder leurs frères d'Afrin. Casse-tête pour Washington. Aux dernières nouvelles, Erdogan vient de s'entretenir au téléphone pendant trente longues minutes avec le Donald puis a appelé Poutine dans la foulée. Ce qui s'est dit vaut de l'or mais nous ne le saurons pas tout de suite...
Notons en passant, afin de montrer le degré incomparable des intrications auxquelles nous assistons en spectateur comblé, que les récents ronds de jambe kurdes aux Saoudiens wahhabites que nous avions relevé la dernière fois sont également la contrepartie de la "tolérance" de Riyad vis-à-vis des idées indépendantistes kurdes. Non pas que les grassouillets cheikhs fondamentalistes se soient soudain pris de passion pour le crypto-marxisme du Rojava mais dans un but tout ce qu'il y a de machiavélique : mettre un gros caillou dans la chaussure turque et punir Ankara pour son soutien au Qatar. Le Moyen-Orient ne changera jamais...
Revenons à notre guerre syrienne. Les possibles futures tergiversations kurdes expliquent peut-être pourquoi les Américains auraient (le conditionnel reste de mise) transféré une partie de leurs "rebelles" de la poche désormais inutile d'Al Tanaf vers le nord, dans le Rojava, avec le but évident de redescendre ensuite le long de la frontière. Pour résumer :
Si la rumeur est confirmée, et il convient d'être encore prudent, il serait amusant de voir cohabiter ne serait-ce qu'un temps les YPG kurdes et les "rebelles modérés", qui se détestent cordialement. Plus sérieusement, cela signifierait que l'empire n'a pas lâché l'affaire et a toujours pour but d'appliquer la politique israélo-saoudienne de réduction même partielle de l'arc chiite, bien que l'on parle ici seulement de quelques centaines de combattants.
Tout cela se décidera sur le terrain mais aussi dans les couloirs du pouvoir. A Washington, la discorde règne en maître, on l'a vu. Le Centcom tire dans les pattes de la Maison blanche qui torpille le Pentagone et le Département d'Etat. Quelle cabale prévaudra ? A Moscou, l'ours attend de pied ferme une éventuelle provocation chimique de l'un des clans américains (lequel ?) Ajoutez les facteurs turco-kurde et qataro-saoudien, mélangez et servez.
On le voit, le jeu sur le subtil échiquier multi-niveaux (local, régional, global) est d'une complexité extraordinaire...