Moins médiatique que la guerre syrienne ou l'Ukraine, le Grand jeu énergétique voit pourtant une suite inexorable de victoires du tsar du gaz et de reculs du système impérial, incapable d'empêcher la jonction chaque fois plus forte du Heartland et du Rimland.
Au premier trimestre 2017, Gazprom a encore augmenté ses exportations d'or bleu vers l'Europe avec 51 Mds de m3, en hausse de 15%. A ce rythme, ce sont 200 Mds de m3 qui passeront sur le Vieux continent cette année, contre 180 Mds en 2015 et 160 Mds en 2014, année du début de la guerre fraîche sur fond de crise ukrainienne. Malgré les éructations et autres coups de menton occidentaux, le principe de réalité s'est imposé. Aucune surprise, nous l'expliquions déjà il y a deux ans :
L’intérêt stratégique des Américains est d’isoler l’Europe de la Russie afin de maintenir une Eurasie divisée. C’est un grand classique des relations internationales : la puissance maritime cherche à empêcher l’intégration du continent de peur d’être marginalisée. Dans le cas présent, ça se double d’une volonté américaine de contrôler les routes d’approvisionnement énergétique de leurs rivaux ou alliés afin de garder une certaine capacité de nuisance dans un contexte de déclin relatif. Un libre flux énergétique entre la Russie et l’Europe serait donc doublement dramatique pour Washington.
(...)
Les dirigeants européens se tirent une balle dans le pied. De manière amusante, Gazprom ironise maintenant sur la nécessité de lire 50 nuances de Grey avant d’engager des discussions avec les Européens ! Derrière l’humour de la déclaration, une vraie question se pose : jusqu’où ira le masochisme européen ? Le gaz russe est le moins cher, le plus proche et le plus abondant. Il faut vraiment avoir l’esprit retors (ou plus sûrement être totalement soumis à la pression venue d'outre-Atlantique) pour ne pas en profiter…
Promues par Washington, les autres sources possibles sont toutes plus chères et difficiles à mettre en œuvre, voire irréalistes. Il faut bien avoir à l’esprit que, contrairement au pétrole qui est assez disséminé sur la planète, le gaz est dominé par quatre pays, le carré d’as de l’or bleu : Russie, Iran, Qatar et Turkménistan. A eux quatre, ils représentent environ 2/3 des réserves mondiales. Si l’Europe veut un approvisionnement régulier et important, c’est sur l’un de ces quatre pays qu’il faut miser. Or il suffit de regarder une carte et de connaître le b-a-ba de l’industrie gazière (GNL 30% plus cher que le gaz naturel passant par un pipeline) pour comprendre que trois de ces quatre solutions sont irréalistes.
(...)
Quant aux autres sources présentées ici et là par une presse qui n’a même pas les connaissances basiques de la chose, elles sont soit grotesques soit à très court terme. L’Azerbaïdjan n’a quasiment pas de gaz ; le développement de nouveaux gisements mettra un peu de gaz sur le marché mais guère plus de 10 Mds de m3 annuels (à comparer aux 63 Mds de m3 du South Stream ou du nouveau Turk Stream). Le schiste américain est un fantasme : il coûte doublement plus cher (coût d’extraction et coût de transport en GNL), la production dépasse à peine la consommation locale et la technique de fracking provoque des tremblements de terre, ce qui met sérieusement en doute la pérennité du schiste. Quant aux autres sources, elles sont viables à court terme, guère plus : un peu de gaz norvégien par-ci, un peu d’algérien par là, mais les réserves de ces pays sont loin d’être conséquentes et s’épuisent.
En un mot comme en cent, il n’y a pas d’alternatives au gaz russe. Comme le dit un analyste, Russian gas is here to stay. Not because the EU’s Energy Union is still far from the solidarity it seeks, but because the alternatives don’t make sense (et encore, l'article implique que le gaz turkmène pourrait être transporté à travers la Caspienne, ce qui ne sera de toute façon jamais le cas comme on l’a vu).
Reste à savoir si les dirigeants européens vont enfin cesser de s’auto-mutiler et échapper à l’emprise de la formidable capacité de nuisance américaine. Washington avait déjà réussi à tenir la jambe européenne pendant des années avec l’illusoire projet Nabucco, désormais ravalé au rang des farces et attrapes.
Les vassaux européens semblent avoir compris. Ils apaisent le système impérial avec de belles et creuses déclarations mais, dans les faits, se rapprochent inexorablement du gaz russe. Celui-ci représente désormais 1/3 de la consommation européenne totale et cette part ne fera qu'augmenter à l'avenir.
L'eldorado gazier actuel s'appelle Yamal, en Sibérie arctique :
Total par exemple y mène un projet GNL pharaonique et financé par les banques russes et chinoises pour cause de sanctions occidentales - titre de l'épisode : Les euronouilles ou comment se tirer une balle dans le pied. Le tour de table est intéressant : outre la major française, on retrouve Novatek (second producteur russe derrière Gazprom), le géant chinois CNPC et le Silk Road Fund (Fonds de la Route de la Soie).
On le voit, le plan est bien ficelé et englobera l'Eurasie grâce au transport par méthaniers brise-glace, dont le premier (intelligemment appelé par les Russes Christophe de Margerie en hommage au PDG de Total tué en 2014) vient d'être livré.
Tout cela fait dire à Vladimirovitch que la Russie deviendra bientôt le premier producteur mondial de gaz naturel liquéfié. Mais le GNL ne constitue qu'une partie du trésor d'or bleu du Yamal : plus de 26 000 Mds de m3 de réserves de gaz et une production qui pourra atteindre 360 Mds de m3. Brzezinski en a des sueurs dans le dos... Car c'est un tsunami gazier russe qui se dirige vers l'Europe. Début janvier, nous devisions sur la chose :
Le quidam n'aura sans doute jamais entendu parler de Bovanenkovo, Ukhta ou Torzhok. Et pourtant, derrière ces noms poétiques se cachent les points de départ, intermédiaire et d'arrivée du réseau de tubes visant à faire transiter vers l'ouest les immenses richesses gazières de la péninsule du Yamal située à l'extrême-nord de la Russie :
Le doublement du réseau est en bonne voie (le tronçon Bovanenkovo-Ukhta est presque terminé), permettant le doublement du Nord Stream.
Nord Stream II justement. Comme prévu, il s'approche à grand pas. N'ayant plus la pression d'un système impérial uni derrière elle, la Commission européenne commence à retrouver ses sens et a réfuté tous les arguments juridiques s'opposant au doublement du gazoduc. Au grand dam des habituels excités baltiques et polonais, mais aussi des pays plus proches de Moscou comme la Slovaquie qui vont perdre beaucoup en droits de passage. Merci le Maidan...
Et puisqu'on en parle, la junte ukrainienne n'a rien trouvé de mieux à faire que de poursuivre en justice la Commission européenne à propos de l'autorisation donnée à Gazprom d'utiliser à plein l'OPAL. Les vassaux orphelins de l'empire se mangent entre eux pour le plus grand amusement du Kremlin.
Les digues énergétiques déjà passablement ébréchées entre l'Europe et la Russie sont en train de rompre, un foisonnement d'investissements gaziers et pétroliers est prévu d'ici 2025 (113 milliards de $ sur 29 projets), la réconciliation pétrolière avec la Biélorussie est dans les tuyaux après les bisbilles dont nous avions parlé... Bref, ça gaze pour Moscou.
Et ce n'est pas une "trouvaille" de dernière minute qui empêchera le tsar des hydrocarbures de dormir. Une délégation européenne a en effet rendu une petite visite à Israël pour discuter la construction d'un éventuel pipeline Israël-Chypre-Grèce susceptible de fournir du gaz à partir de Léviathan. Celui-ci aussi, nous en avions parlé :
En 2010 a été découvert Léviathan, un gros gisement offshore au large des côtes israéliennes, mais que le Liban et Chypre disputent aussi à l'Etat hébreu. Même si une compagnie, Delek Energy, associée à une société texane, la mal nommée Noble Energy, ont commencé à prospecter, le développement du champ gazier est peu ou prou bloqué. La faute à d'énormes investissements difficiles dans un contexte de baisse des cours, aussi et surtout à une bataille politico-judiciaire intra-israélienne. En 2012, le géant Gazprom avait déjà proposé d'entrer dans le tour de table mais ses avances avaient été, à l'époque, rejetées sous pression américaine. Ce n'est peut-être plus le cas désormais...
Beaucoup de choses ont en effet changé depuis :
la relation américano-israélienne est à son plus bas historique (accord sur le nucléaire iranien, soutien de Washington aux Frères musulmans égyptiens et même putsch néo-nazi du Maïdan très mal vu à Tel Aviv)
l'inexorable montée en puissance russe au Moyen-Orient via l'intervention en Syrie et ses conséquences (alliance de facto avec le Hezbollah, rupture avec la Turquie)
Tout à leur Grand jeu, les stratèges US voient avec inquiétude les Russes s'implanter dans cette zone incontournable qu'est en train de devenir la Méditerranée orientale. Bases syriennes, accord naval avec Chypre, et maintenant Gazprom... c'est plus que Washington ne pourrait en supporter ! Les Américains font tout pour qu'Israël rompt toute discussion avec le géant russe et vende son gaz à la Turquie, elle-même très dépendante du gaz russe. Joe Biden, qui apparaît toujours là où les intérêts CIA/néo-cons sont en jeu, a effectué une visite en Israël début mars pour rabibocher Tel Aviv et Ankara (et tenter de marginaliser Moscou). Apparemment, sans résultat...
Depuis la visite de Joe l'Indien, la haute-cour israélienne a rendu son jugement, bloquant le développement de Léviathan, mais ceci n'est peut-être que la partie émergée de l'iceberg. L'establishment militaire israélien préfère maintenir une coopération militaire avec Moscou et ne pas déplaire à Poutine que de rétablir les liens avec le sultan fou. Surtout que l'intervention syrienne a placé dans les mains de Vladimirovitch des atouts supplémentaires, notamment grâce au Hezbollah.
Fin février, nous écrivions :
On en était là quand l'intervention russe a sérieusement rebattu les cartes, Tel Aviv et Beyrouth-Sud se mettant sur leur 31 pour courtiser Poutine.
L'alliance entre Moscou et le Hezbollah est logique, presque naturelle. Mêmes alliés (Assad, Téhéran), même farouche opposition à l'islamisme sunnite. La tolérance absolue du Hezbollah envers les chrétiens d'Orient (voir ces étonnantes photos des combattants chiites au garde-à-vous devant Jésus dans des villages chrétiens syriens libérés) joue également en sa faveur, la Russie se considérant comme la protectrice du christianisme moyen-oriental. Alarmé, Netanyahou s'est alors précipité à Moscou faire des ronds de jambe à Poutine. On avait connu Bibi la Terreur moins placide...
Ce voyage n'a pas empêché le Hezbollah de mettre la main sur des armements russes. Qu'ils aient été livrés par les Syriens qui les avaient eux-mêmes reçus (plus probable) ou livrés directement par Moscou selon les dires de hauts responsables du mouvement chiite, cela importe somme tout assez peu.
L'état-major de Tsahal est plus que remué, notamment par le fait que le mouvement libanais est vraisemblablement en possession de missiles de croisière supersoniques Yakhont. Les récentes déclarations de Nasrallah - "les stock de gaz ammoniac d'Haïfa sont notre bombe nucléaire" - ont également provoqué la panique en Israël où l'on considère sérieusement transférer les usines chimiques dans le sud du pays, à un coût exorbitant.
Depuis, plusieurs rebondissements ont eu lieu. La querelle politico-judiciaire a pris fin, la situation a été débloquée et les premiers investissements ont eu lieu. Sauf que les réserves ont été revues à la baisse (500 Mds de m3 au lieu de 620 Mds), ce qui explique peut-être le soudain désintérêt de Gazprom, et que ces quantités sont de toute façon bien faibles pour alimenter aussi bien la consommation domestique israélienne et l'exportation vers l'Europe. Pour donner un ordre de grandeur, les réserves totales de Léviathan sont cinquante-deux fois moins importantes que celles de Yamal et équivalent à ce que transporte le Nord Stream pendant dix petites années.
Dans ces conditions, construire un gazoduc sous-marin long de 1 300 km passant au-dessus d'une faille géologique pour transporter une douzaine de malheureux Mds de m3 paraît pour le moins alambiqué. Un nouveau pipedream ?