Décidément, la tentative de putsch en Turquie fait encore beaucoup parler. Ses tenants et ses aboutissants ne sont toujours pas très clairs (le seront-ils jamais ?) et chaque jour apporte son lot de surprise, byzantinisme moyen-oriental oblige. Pour montrer à quel point les choses sont complexes, sachons par exemple que le PKK, pourtant ennemi irréductible d'Erdogan, s'est désolidarisé immédiatement du coup ; quand à l'Arabie saoudite, théoriquement alliée du sultan, elle pourrait bien être derrière !
Un point général de la situation s'impose :
- Le sultan.
Qu'il ait lui-même organisé la chose* ou qu'il ait simplement profité de l'occasion qui se présentait sur un plateau, Erdogan en profite à plein pour affermir son pouvoir. La répression que nous avions évoquée n'était qu'un aimable prologue. Ce sont désormais près de 60 000 fonctionnaires qui ont été limogés : professeurs, recteurs d'université, employés de Turkish Airlines (!), sans compter évidemment les 9 000 militaires arrêtés, la moitié des généraux purgés, les journaux fermés...
Cette chasse aux sorcières fait d'ailleurs craindre à certains un affaiblissement des capacités opératoires de la Turquie, un peu comme la Chine maoïste à l'époque de la Révolution culturelle ou, en plus poussé, l'Irak post-invasion de 2003 qui a vu un grand nombre de soldats démobilisés et exclus rejoindre les rangs de la guérilla. Un tel risque existe-t-il en Turquie ? Certains le pensent et évoquent même la possibilité d'un deuxième putsch, plus sérieux celui-là.
Ceci dit, il convient de remettre les choses dans leur contexte. La Turquie est habituée à ce genre de turbulences et la purge du sultan - qui eût cru pouvoir dire cela ? - paraît même relativement bénigne. Les chiffres du coup d'Etat de 1980, perpétré par des militaires kémalistes laïcs pleinement soutenus par l'OTAN, laissent rêveurs : 650 000 (!) personnes arrêtées, 1 680 000 (!!) Turcs placés sur liste noire, 230 000 personnes traduites en justice, dont 7 000 condamnées à mort (peine réellement appliquée à 517 condamnés). Erdogan, c'est de la petite bière...
* Nous reviendrons dans un prochain billet sur toute cette affaire dans une optique purement turque, car c'était peut-être la dernière carte du sultan pour sauver son pays de la disparition. Patience, patience...
- Les Kurdes.
Nous avons vu que le HDP kurde, némésis politique du gouvernement, a très vite condamné la tentative de putsch. Plus étonnant (en apparence), le PKK a immédiatement refusé de la soutenir, profitant d'ailleurs de l'occasion pour renvoyer dos à dos putschistes et gouvernement. En fait, c'est moins surprenant que ça n'en a l'air. Cela fait des années que le PKK accuse les cercles gulénistes dans l'armée et la police de saboter le processus de paix et la purge actuelle ne peut que plaire au mouvement indépendantiste.
Pour les Kurdes, comme pour les kémalistes laïcs d'ailleurs, il n'y a aucune différence majeure entre Erdogan et Gülen, tous deux artisans du noyautage religieux des institutions durant les années 2000. Ainsi, ce qui s'est passé le 15 juillet serait un "coup dans le coup" comme le dit joliment El País, une lutte à mort entre deux factions au sein du courant religieux. La réaction du PKK conforte cette idée et semble indiquer que les partisans de Gülen seraient bien derrière la tentative, finalement.
- Les Etats-Unis.
Du clerc en exil en Pennsylvanie aux atermoiements de Washington, il n'y a qu'un pas. L'une des conséquences les plus directes a été le très net refroidissement des relations américano-turques. Blocage provocateur de la base d'Incirlik où des manifestations anti-américaines commencent d'ailleurs à éclater, insinuations gouvernementales ou accusations directes de la presse proche du pouvoir, et peut-être même un feu de forêt suspect près du QG de l'OTAN en Turquie histoire de maintenir la pression. Quant aux junior partenaires, ils se font rembarrer illico (pauvre Ayrault...) Dire qu'il y a de la friture sur la ligne entre les "alliés" de l'organisation atlantique est un doux euphémisme.
Ankara a enfin formellement demandé l'extradition de Gülen - qui servait jusqu'ici de bouc émissaire bien commode -, ce qui met l'empire dans une situation délicate. Si Barack à frites ne le livre pas, et il n'a aucune raison de le faire, l'on peut s'attendre à une recrudescence de tension et à des échanges d'amabilités renouvelés.
Répétons-le, une implication directe des Américains semble exclue (leurs services sont autrement plus professionnels, on l'a vu à Kiev). Toutefois, les connections entre le frère ennemi d'Erdogan et l'establishment impérial sont bien réelles : CIA, commandement US d'Incirlik et même Clinton (décidément, l'hilarante doit avoir hâte que cet interminable mois de juillet se termine...)
- La Russie.
Éternel jeu de balance : quand Washington pleure, Moscou rit...
Le gros froid avec les Etats-Unis n'a d'égal que le net réchauffement des relations avec la Russie, fait constaté par tous les observateurs. Au lendemain du coup, nous nous étions demandé si les Russes avaient prévenu Erdogan de ce qui se tramait. Cette simple hypothèse a pris du poids ces derniers temps et tout le monde semble désormais convaincu qu'un petit appel au sultan a été passé. Point croustillant : certains commentateurs russes, persuadés que Poutine a sauvé Erdogan, sont absolument furieux ! Notons en passant que, comme votre serviteur l'avait prédit, il semble que ce soient les moyens d'écoute de la base de Hmeymim qui ait intercepté les conversations entre les putschistes. Message subliminal au sultan : On t'a sauvé mais ne fais pas le malin, on sait tout ce qui se passe chez toi.
Le raccommodement était dans les tuyaux depuis les excuses sultanesques le mois dernier, et l'on peut d'ailleurs se demander si le putsch manqué n'a pas été un moyen d'acter ce nouveau revirement. Car les autorités turques sont mielleuses au possible avec l'ours : le ministre des Affaires étrangères a publiquement remercié la Russie, particulièrement Poutine, de son "soutien inconditionnel" ; le bras droit du Premier ministre a assuré que le pilote ayant abattu le SU-24 l'avait fait de son propre chef et que la Turquie "n'a pas et n'aura jamais de sentiment hostile envers la Russie". Sortez les mouchoirs...
Et évidemment, Ankara veut absolument remettre le Turk Stream à l'ordre du jour, à propos duquel les discussions reprennent. Ceci dit, Moscou reste prudent, le porte-parole du Kremlin, Peskov, déclarant que la mise en place du gazoduc dépendra des "conditions financières et de la confiance politique". Car ne nous leurrons pas, Vladimirovitch n'est pas naïf sur la fiabilité de cet électron fou qu'est Erdogan et ne peut faire comme si rien ne s'était passé, ne serait-ce que vis-à-vis de l'opinion publique russe, majoritairement hostile à tout rapprochement avec la Turquie. Relevons au passage une phrase extrêmement intéressante de Peskov : "Gazprom n'est pas resté sans rien faire [pendant le gel du projet], des routes alternatives sont considérées et sont discutées avec nos partenaires européens." mmm... mmm... Un retour en grâce du South Stream ?
Tout cela sera examiné dans quelques jours lorsque les deux présidents se rencontreront à Saint-Pétersbourg (à noter qu'Erdogan choisit la Russie pour sa première visite officielle à l'étranger depuis les événements du 15 juillet). Mais ce qui intéresse Moscou dans l'immédiat, c'est la Syrie. Qu'ils soient trop occupés à purger ou qu'ils aient définitivement abandonné leurs rêves fous (et Poutine va appuyer dessus), les Turcs semblent avoir lâché les coupeurs de tête "modérés", au grand dam de la mafia médiatique.
Un rebelle se lamente : "D'habitude, les Turcs sont présents, rencontrant nos chefs, s'occupant de tout, vérifiant que chacun fait ce qu'il a à faire et respecte le plan. Et là, ils sont absents." Il est vrai que le commandant d'Incirlik et le chef du département Syrie-Irak au sein de l'armée sont parmi les 150 généraux arrêtés. Devrait bientôt suivre le chef des services secrets, Hakan Fide, l'homme qui était en charge du recrutement et de l'approvisionnement des djihadistes.
De fait, l'armée syrienne avance irrésistiblement à Alep, désormais complètement encerclée, avec, il faut le noter, la pleine et entière collaboration des YPG kurdes. Des groupes rebelles se débandent tandis que ceux qui résistent dans la ville même sont pris dans la nasse. Dans la province voisine d'Idlib, la guerre civile entre djihadistes a commencé. Et voici que tombe une nouvelle pour Fabius : Al Nosra vient de rompre son allégeance à Al Qaeda et a changé de nom pour paraître plus modéré. Les rats quittent le navire...
Bref, même s'il ne faut pas vendre la peau du djihadiste avant de l'avoir tué, ça sent le sapin pour la rébellion modérément modérée. Comme le résume parfaitement et joliment un opposant : "Nous avions tout parié sur un changement de régime. En réalité, tout a changé sauf le régime".
- L'Iran et l'Arabie saoudite.
Nul doute que le sultan a tenu un compte très précis des pays qui ont exprimé leur soutien... et des autres. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a eu quelques surprises.
Comme Moscou, Téhéran s'est immédiatement et fortement prononcé contre le coup d'Etat. De quoi amadouer Erdogollum sur le dossier syrien si l'on en croit la conversation téléphonique qu'il a eue avec Rouhani, au cours de laquelle il a affirmé que la Turquie était prête à "coopérer avec l'Iran et la Russie pour la paix" chez son voisin du sud.
A l'inverse, le Seoud a attendu deux jours (!) pour assurer le gouvernement turc de son soutien. Téhéran ne manque pas de pointer du doigt son ennemi de toujours et d'accuser Riyad d'avoir couvert la tentative de putsch. Or c'est bien possible ! Un fameux lanceur d'alerte saoudien, ayant des contacts très haut placés, a révélé que le royaume wahhabite et les Émirats Arabes Unis étaient au courant du coup bien avant qu'il ait lieu. Pire, le ministre qatari de la Défense reprend la même accusation, affirmant être en possession d'un document confidentiel prouvant que les Saoudiens et les Émiratis ont appris la conspiration en avril mais n'en ont rien dit. Ça commence à faire beaucoup...
Si cela se confirme - et ça en prend le chemin -, pourquoi ce coup de poignard saoudien dans le dos ? Le fidèle lecteur aura eu un début d'explication en exclusivité, la veille de la tentative de putsch :
Ô l'implacable ironie... Les ouvertures du Premier ministre Yildirim envers la Syrie ont surpris tout le monde. Les explications données - condition posée par Moscou au dégel des relations, prise de conscience du danger djihadiste, effrayant isolement de la Turquie qui s'est mise tout le monde à dos ces dernières années - ont toutes une part de vrai.
Ce virage à 180° de la position turque a littéralement terrifié les grassouillets cheikhs saoudiens et l'ambassadeur turc à Riyad a même été convoqué pour donner des explications ! Et dire qu'il y a encore quelques semaines, le sultan et le Seoud dansaient bras dessus bras dessous...
Conséquence de la fureur saoudienne ? Le Premier ministre turc vient à nouveau de manger son chapeau et de virer à 180° (du moins dans les mots) en déclarant sans rire qu'en fait non, aucune solution ne sera trouvée en Syrie avant le départ d'Assad. A force de vouloir plaire à son ancien-allié-devenu-ennemi-puis-peut-être-à-nouveau-allié (Russie) et de son allié-duquel-il-s'est-écarté-avant-de-peut-être-s'en-rapprocher-à-nouveau (Arabie saoudite), le derviche tourneur d'Ankara va finir par avoir le tournis. Et nous avec...