Coproduction hollywoodo-wahhabite à la sauce Ankara, l'Etat Islamique a réalisé ce qu'aucune organisation djihadiste n'avait fait dans l'histoire : contrôler un territoire et y créer un Etat. Même du temps de sa splendeur, Al Qaeda et son chef n'étaient qu'invités en Afghanistan ; si l'argent et les combattants de Ben Laden étaient les bienvenus, ce sont les Talibans qui décidaient.
Le chaos irako-syrien - Syrak pour les intimes - a ouvert une voie royale à l'EI, dissidence d'Al Qaeda au Levant. Profitant des plans américains d'établissement d'une principauté salafiste dans l'est de la Syrie, des financements saoudiens et de l'aide logistique turque, mais aussi de la politique sectaire du premier ministre irakien chiite de l'époque (Maliki), l'EI a soudain prospéré et conquis d'importants territoires de part et d'autre de l'artificielle ligne Sykes-Picot (frontière entre la Syrie et l'Irak).
Il est important ici de préciser que, aussi étrange que cela puisse paraître aux yeux du grand public, Daech a plutôt été bien voire très bien accueilli au début et que l'organisation reste relativement populaire dans les territoires sunnites qu'elle contrôle. A côté des crimes révoltants devenus monnaie courante, il y eut un véritable combat contre la corruption, un programme social (distribution de nourriture, construction d'hôpitaux) et une administration intelligente et souple qui laisse le pouvoir aux chefs locaux en échange de leur fidélité. Pragmatisme et intelligence, habile mélange entre modernité et martyrologie des premiers temps qui a attiré des dizaines de milliers d'adorateurs, entre ancrage local et internationalisme (présence en Afghanistan, au Sinaï, en Libye, au Nigéria...)
Cette construction originale et terrible est maintenant sur le reculoir. Certes, ce n'est pas la première fois que Daech connaît des revers. C'est d'ailleurs son échec en juin 2014 dans la province de Diyala qui entraîna la proclamation du califat le 29 du même mois. Alors que Daech pensait conquérir l'Irak tout entier, profitant d'un accord avec une partie des Kurdes (PDK de Barzani) et de la trahison de généraux irakiens, la mobilisation des milices chiites à Diyala empêcha l'organisation djihadiste de faire tomber Bagdad et mit fin à ses illusions. Désormais, Daech devra se contenter des territoires sunnites conquis de part et d'autre de la frontière syro-irakienne ; la proclamation du califat par Al Baghdadi est la suite logique. Ce qui provoqua d'ailleurs la fureur (concurrence, concurrence...) des cheikhs grassouillets saoudiens qui jusque-là voyaient pourtant l'EI avec les yeux de Chimène.
A Kobane, dans le nord de la Syrie, les djihadistes ont essayé, pendant des mois et avec la bienveillance turque, de prendre la ville aux YPG kurdes avant de faire retraite. Idem à Hassaké face aux troupes loyales à Assad et aux YPG (qui combattaient d'ailleurs séparément !) Ce n'est donc pas la première fois que Daech goûte à la défaite, mais l'on sent que cette fois, c'est la bonne...
L'intervention de Moscou en Syrie a en effet tout changé. Non pas que les Sukhois bombardent démesurément l'EI ; pour l'instant, ils se concentrent surtout sur les chéris salafistes de l'Occident : Al Qaeda et Ahrar al Sham. Néanmoins, l'initiative russe a créé un élan général dans la région. Lassé du double jeu US, Bagdad a rejoint avec enthousiasme l'alliance irano-syro-russe qui se mettait en place. Leur centre de renseignement conjoint a même permis à Bagdad d'être à deux doigts d'éliminer le 11 octobre dernier Al Baghdadi lui-même, pardon, le calife Ibrahim comme il s'auto-proclame. De peur d'être pris de vitesse, les Américains sont soudain devenus (un peu) plus efficaces dans leurs frappes contre les position de l'EI...
En Syrie, près d'Alep, l'armée loyaliste aidée par le Hezbollah et les bombardements russes a levé le siège de l'aéroport de Kweires, encerclé depuis deux ans par Daech. Quant aux Kurdes, ils viennent de prendre Sinjar, où les djihadistes s'étaient rendus coupables de multiples exactions contre les Yazidis, coupant la route stratégique entre Mossoul et Raqqa, les deux principales villes du califat. Et comme, de leur côté, les forces irakiennes ont repris Baiji, coupant là aussi la route qui rejoint la Syrie, on voit que Mossoul commence à être dangereusement isolée.
Certes, il y a un pas entre créer une poche d'encerclement et la réduire ; Mossoul, ville de deux millions d'habitants où Daech a des milliers de combattants, peut se transformer en véritable Stalingrad. Mais la dynamique semble définitivement cassée pour l'Etat Islamique qui a de plus en plus de mal à maintenir un territoire uni et cohérent.
Est-ce un hasard si, affaibli sur le front intérieur, en proie à une série de défaites, l'EI frappe à l'étranger, redevenant peu à peu ce qu'il était au départ, à savoir une organisation terroriste ? Beyrouth et Paris à un jour d'intervalle, peut-être également l'avion russe au-dessus du Sinaï (il convient cependant d'attendre les résultats de l'enquête), la manifestation pro-kurde d'Ankara le 10 octobre. France mise à part mais qui représente l'Occident honni, l'EI frappe tous ceux - Hezbollah, Russie, Kurdes - qui le font reculer et commencent à menacer dangereusement son califat. La lutte contre Daech sera encore longue et meurtrière, mais la tentative de transformer un groupe djihadiste en Etat territorialisé semble avoir fait long feu. Après s'être mué en prince, le crapaud revient à son état de crapaud...