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Turk Stream ou le maelstrom byzantin

Il faut être un Poutine, rompu aux subtilités orientales, pour espérer venir à bout du noeud gordien turco-énergétique.

Le blog ayant sans cesse de nouveaux lecteurs, il n'est peut-être pas inutile de faire un petit retour en arrière pour bien poser le cadre que nous avions déjà posé par ailleurs. Craignant l'intégration de l'Eurasie comme la peste, les Américains travaillent depuis la fin officielle de la Guerre froide (1991) à séparer l'Europe de la Russie, tout spécialement dans le domaine énergétique. Alors que la Russie regorge d'hydrocarbures et que l'Europe ne demande qu'à les consommer, les Etats-Unis et les institutions européennes qu'ils ont phagocytées ont tout fait depuis une vingtaine d'années pour contrarier (en rouge sur la carte) le flot énergétique Est-Ouest : prêches sur le "danger russe" et diabolisation intense de son gouvernement, crises gazières ukrainiennes encouragées par Washington, expansion de l'OTAN vers l'est, flatteries aux pays de la "Nouvelle Europe" (Pologne, pays baltes etc.), coup d'Etat à Kiev l'année dernière... Par ailleurs, pressions et "encouragements" sont donnés à profusion aux pays européens pour qu'ils se fournissent ailleurs, même si cela doit aller contre leurs propres intérêts économiques ou si les nouvelles routes énergétiques proposées (en vert sur la carte) sont illusoires, comme l'amusant Nabucco qui a fait long feu, ou sa resucée, le Corridor sud. Ici, la désinformation économique tourne à plein par le biais de think tanks et autres officines pas tout à fait neutres, nous en avions déjà parlé.

Turk Stream ou le maelstrom byzantin

Parfaitement conscients des manigances américaines dans ce Grand jeu énergétique ô combien passionnant, les Russes ont contourné le nouveau "rideau de fer" US par deux gazoducs devant passer au nord par la Baltique et au sud par la Mer noire : Nord Stream et South Stream. Le premier a pu être construit (2010-2011), s'appuyant sur les derniers dirigeants européens un tant soit peu indépendants (Schroeder), mais le second, un peu plus tardif, est resté dans les cartons après son annulation l'année dernière. Les Américains et leurs affidés de la Commission de Bruxelles ont réussi à torpiller le projet grâce à des arguties juridico-institutionnelles (le Troisième paquet énergétique européen, pourtant apparu après le projet du gazoduc) ainsi qu'une intense pression sur la Bulgarie (visite de McCain...)

Jamais à court de bottes secrètes, Poutine a, à la surprise générale, proposé en décembre dernier un nouveau pipeline aboutissant à la frontière gréco-turque, donc en dehors de la juridiction de l'UE, quitte pour ses pays membres à venir se servir eux-mêmes. C'est le fameux Turk Stream ou Turkish Stream, qui risque fort de couper définitivement l'herbe sous le pied aux projets américains tout en contournant lui aussi le rideau de fer de la "Nouvelle Europe", notamment l'Ukraine putschiste post-Maidan. Avec ce tube (en violet sur la carte), enterrées les chimères du gaz azéri à peu près inexistant, du gaz turkmène qui ne pourra jamais passer sous la Caspienne, du gaz qatari bloqué par la Syrie d'Assad ou du gaz iranien (le seul vrai danger pour Moscou même si Téhéran est, par ailleurs, un allié). Ensuite, le gazoduc devait passer par la Grèce de Tsipras (alors aux prises avec la Troïka) avant de gentiment remonter vers la Hongrie et l'Autriche.

Turk Stream ou le maelstrom byzantin

Les Américains ont immédiatement tenté de réagir en faisant ce qu'ils savent faire de mieux, c'est-à-dire en semant le chaos en Macédoine (événements du printemps), en exerçant une intense pression sur la Serbie, tous deux pays de passage du tube, et en tentant de déstabiliser Orban en Hongrie. Deux "révolutions" de couleur pour le prix d'une ! Mais les petits stratèges de Washington en ont été pour leurs frais : mise à part la Serbie qui a vacillé, les autres sont restés droit dans leurs bottes.

On en était là et Gazprom se léchait déjà les babines quand les complications sont venues de Turquie même. Et là, les Etats-Unis n'y sont pour rien... Erdogan s'est lancé depuis un certain temps déjà dans une fuite en avant dont on ne sait pas où elle mènera son pays. Peut-être lui-même ne le sait-il pas non plus d'ailleurs. En guerre contre la Syrie d'Assad, contre le PKK kurde, en bisbilles avec son enfant daéchique après l'avoir bichonné, se sentant trahi par son allié américain sur le dossier syrien mais le trahissant aussi en dédollarisant le commerce turco-russe, voulant entrer dans l'OCS mais jamais avare de critiques envers Pékin à propos du Xinjiang, en guerre froide contre son ancien allié israélien, déçu par l'Arabie saoudite qui a participé à la chute de Morsi en Egypte... Mais où va-t-il ?

C'est avec cet électron de plus en plus libre que Moscou doit négocier le passage du Turk Stream alors que beaucoup de choses les séparent par ailleurs, notamment le conflit syrien. Comme si ça ne suffisait pas, Erdogan a perdu son pari électoral en juin avec la poussée du parti kurde, ce qui a d'ailleurs vraisemblablement poussé le sultan à engager, avec une hypocrisie consommée, sa sale guerre contre le PKK. Le gouvernement gère les affaires courantes en attendant les nouvelles élections législatives de novembre. Petit problème : elles ne devraient pas changer grand chose à l'impasse politique où se trouve la Turquie si l'on en croît les sondages qui voient encore un tassement du parti d'Erdogan et une poussée supplémentaire du parti pro-kurde.

Et pendant ce temps, le Turk Stream ne démarre toujours pas et les Russes s'impatientent. Ils étaient on ne peut plus sérieux quand ils proposaient le remplacement du South Stream, ce n'était pas du bluff comme l'ont colporté nos médias de désinformation d'information. En attendant, Moscou assure ses arrières en doublant le Nord Stream. Grande intelligence de Poutine qui parie sur l'égoïsme allemand ; la mère Merkel est toute pleine de paroles grandiloquentes sauf quand l'économie de son pays est en jeu. Avec le doublement du tube baltique, l'Allemagne deviendra le hub gazier d'une grande partie de l'Europe, renforçant encore sa mainmise économique sur le Vieux continent. De quoi faire réfléchir la chancelière... Peut-être aussi la fourniture de gaz russe à l'Ukraine cet hiver a-t-elle été incluse dans le marchandage : Moscou fait une petite ristourne aux Ukrainiens (qui méritent pourtant plus des baffes que du gaz) tandis que Bruxelles paye la facture (500 millions de plus, le contribuable sera content... Pour l'Europe, l'Ukraine ressemble de plus au bout de sparadrap dont n'arrive pas à se débarrasser le capitaine Haddock).

Mais revenons à nos tubes. Certains pensent que le doublement du Nord Stream (qui passera ainsi à 110 Mds de m3) rend la route Sud caduque et le Turk Stream inutile. C'est peut-être aller un peu vite en besogne. Moscou vise le long terme : l'UE importe entre 400 et 500 Mds de gaz annuellement et la part russe (environ 30%) ne fera qu'augmenter étant donné que les autres sources actuelles ou projetées sont en voie d'épuisement (Norvège), peu importantes (Algérie, Azerbaïdjan) ou illusoires (Turkménistan, Qatar, schiste US). D'ailleurs, le même site se contredit en publiant un article assez ridicule sur un supposé (sans preuve bien entendu) soutien russe au PKK qui fait sauter les pipelines turcs afin d'accélérer les discussions sur le Turk Stream. Il faudrait savoir : les Russes ont besoin de ce gazoduc ou non ? On en revient à l'intense désinformation énergétique dont nous parlions plus haut...

Mais ce papier émis par un think tank néocons bien connu (Jamestown Foundation) a au moins le mérite de poser le problème que nous avions abordé il y a deux mois. Historiquement, stratégiquement et "énergétiquement", la Russie aurait tout intérêt à soutenir les Kurdes, du moins sa composante PKK-YPG, dans leur lutte contre l'EI et contre la Turquie : une bonne entente commune des enjeux du Moyen-Orient, un même rejet viscéral de l'islamisme si prisé des Américano-turco-saoudiens, une position géographique exceptionnelle tuant dans l'oeuf toute possibilité de gazoduc iranien vers l'Europe, pouvant même couper l'acheminement du pétrole caspien (BTC).

Poutine ne peut cependant pas se le permettre et doit composer avec le sultan-électron afin de faire passer son pipeline en direction des Balkans et ses bateaux en direction de la Syrie par le détroit du Bosphore. Et peut-être à terme arracher la Turquie à la sphère occidentale pour la faire entrer dans l'Eurasie dédollarisée et multipolaire qui se dessine...

Tag(s) : #Gaz, #Europe, #Russie, #Etats-Unis, #Moyen-Orient, #Ukraine, #Pétrole

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